Le narrateur, que nous appellerons de son nom hébreux Amschl car pendant longtemps, il n’en dévoile pas d’autre au lecteur, est un documentariste new-yorkais passionné depuis son plus jeune âge par deux K : Danny K et Franz K. Le premier est un acteur comique, le second celui qu’on sait et il leur ressemble à tous les deux, étrangement.
Il rencontre un jour à la synagogue un certain Jiri Krupka-Weisz, vieux juif jadis directeur du musée juif de Prague. Ils sympathisent très rapidement en raison de leur intérêt commun pour Prague et Jiri l’invite chez lui où il rencontre Betty, une femme qui semble partager sa vie mais ne lui correspond pas du tout. Ensemble, Jiri et Betty parlent un sabir que le narrateur ne comprend pas.
Il rencontre également Danny K qui accepte que le narrateur tourne un documentaire à son sujet. Ce dernier confie d’ailleurs à l’acteur qui jadis, il affirmait être son fils tant la ressemblance était grande. Mais bientôt, Danny K meurt, de même que Jiri, et le narrateur décide de partir à Prague faire un documentaire sur Kafka.
Au musée, il rencontre Karoly Graf qui affirme être le fils de K. A la synagogue, il rencontre Yossi (qui a tout du golem), qui lui recommande Eva et monsieur Klein, qui en savent beaucoup sur K. Mais voilà que ce monsieur Klein affirme que Jiri était son fils ; or, il est clair qu’il est à peu près du même âge très avancé, autour de quatre-vingts ans. Le narrateur n’est pas au bout de ses peines car monsieur Klein affirme avoir cent onze ans et être Kafka lui-même, qui n’est pas mort en 1924 de la tuberculose…
Ce livre-là est avant tout un petit plaisir littéraire, une gourmandise qui se savoure et s’apprécie avec délectation. Il ne me semble pas nécessaire d’en savoir beaucoup sur l’écrivain pragois pour plonger dans cet univers surréaliste qui perd le lecteur aussi sûrement que les ruelles du quartier juif. Avec le narrateur, le lecteur nage en pleine confusion : « Depuis environ deux mois, j’évoluais dans un univers dont les limites étaient floues et les frontières entre le rêve et le réel fluctuantes. » Il n’est cependant pas abandonné à lui-même car Curt Leviant maîtrise avec une jubilation évidente ce labyrinthe narratif et forcément kafkaïen. Il n’est donc pas curieux de voir apparaître un « pilleur de mots » nommé Curt Leviant aux alentours de la page 553.
En plus d’un jeu narratif, L’énigme du fils de Kafka est aussi un vaste terrain de jeu linguistique, une sorte de fable sur le pouvoir des mots, et donc de la littérature. On y croise des gens qui parlent des langues inconnues, des stylos bavards, des messages qui apparaissent et disparaissent, des lettres qui donnent vie (au golem bien sûr)… Certaines de ces inventions sont extrêmement drôles, comme la conversation entre une jeune Pragoise ne maîtrisant pas bien l’anglais et le narrateur. L’anglais iconoclaste de la jeune fille contamine celui du documentariste qui se met à parler comme elle, un sabir aussi déroutant qu’hilarant (cf. extrait en fin de billet)
On sourit sans cesse à la lecture de ce roman, et on admire aussi la maîtrise narrative de Curt Leviant, son art d’emboîter les histoires, de perdre lecteur et narrateur tout en le conduisant là où il veut. Il n’y a plus de frontières entre fiction et réalité, entre fiction et histoire. Narrateur et auteur deviennent personnages, tandis que d’authentiques personnes vivent grâce à la fiction des destins dignes de leur envergure.
On imagine Curt Leviant se délectant du plaisir éprouvé par chaque nouveau lecteur de son livre. Car l’écriture est jouissive et généreuse : sur un mode aussi fantaisiste qu’érudit elle fait partager une passion tout en manipulant à plaisir.
Extrait :
« Pourquoi bombent-ils si l’enterrement ? a-t-elle demandé.
- À cause du manque de gravité qui règne dans la pièce. J’ai baissé la gravité et monté l’hilarité. »
Katerina Maria a ri de confiance sans comprendre un mot de ce que je lui racontais.
« Tu connais la déférence entre gravitation et lévitation ? ai-je continué.
- Déférence ?
- Oui, c’est comme la diffluence entre le bien et le mal.
- Ah, tu veux dire la dissidence, a-t-elle dit.
- C’est ça.
- Non, a-t-elle avoué.
- Lourd, léger, ai-je précisé. Couler, flotter. Sérieux, drôle.
- Trop fissile pour moi. »
L'énigme du fils de Kafka de Curt Léviant - Éditions Pocket - 698 pages
Traduit de l'anglais par Béatrice Vierne.
Commentaires
vendredi 4 mai 2012 à 08h17
Le genre de roman qui a dû être très difficile à traduire, si j'en juge par l'extrait. Je verrai si je peux le trouver en langue originale !
vendredi 1 juin 2012 à 02h50
Je viens juste de le noter, justement. Ton avis renforce ma conviction qu'il faut que je le lise.