Trois périodes dans sa vie - trois parties dans le livre.

La première au Congo : fasciné très jeune par les exploits des explorateurs comme Docteur Livingstone, il rêve d’aventure en Afrique. Orphelin dès l’âge de dix ans, il est élevé par un grand-oncle en Uster, mais dès sa majorité il va s’embarquer pour son rêve : le continent africain.

Nous sommes en 1883. A cette époque le Roi des Belges, Léopold II, est en train d’annexer un très vaste territoire qui va devenir le futur Congo. Sous prétexte de civiliser et d’évangéliser les peuples africains, les colons se livrent sur place à un véritable massacre des populations locales pour exploiter l’hévéa et produire le fameux caoutchouc.
Peu à peu la conscience de Roger s’éveille. En tant que consul britannique il peut parcourir les contrées sauvages. Ce qu’il va découvrir a de quoi faire dresser les cheveux sur la tête : quelques tortionnaires y exercent tellement d’atrocités - « raids » pour capturer des « sauvages », viols, torture comme l’horrible « cep » qui suspend les sauvages dans des cages en hauteur ou blessures graves à l’aide d’une « chicotte », suppression des mains ou du sexe en cas de récolte insuffisante… - que son Rapport sur le Congo fera date et contribuera à soulever l'opinion européenne contre l'administration directe de la colonie par Léopold  une commission d'enquête va être formée. Suite aux conclusions de cette commission, le gouvernement de la colonie sera transféré à l'État belge.

Tout le reste de sa vie, Roger Casement – il se disait une fois de plus maintenant, en 1902, au milieu de sa fièvre – avait regretté d’avoir consacré ses huit premières années en Afrique à travailler, comme un pion dans un jeu d’échecs, à la construction de l’État indépendant du Congo, y investissant son temps, sa santé, ses efforts, son idéalisme et croyant que, de la sorte, il œuvrait pour un but philanthropique.

Deuxième période : le Pérou. De retour en Angleterre sa mission humanitaire va se poursuivre. Un temps consul au Brésil, il est envoyé à nouveau en mission par le Foreign Office pour enquêter en Amazonie, dans des contrées sauvages, entre Iquitos et Putumayo, entre le Pérou et la Colombie. Ici les scènes barbares qu’il découvre ressemblent étrangement aux monstruosités découvertes au Congo. Au nom de la « Péruvian Amazon Company » et au nom encore d’une mission civilisatrice, quelques colons sanguinaires massacrent les populations locales en exploitant l’hévéa. Les tortures sont atroces, les « sauvages » marqués au fer de la Compagnie et décimés par les tâches inhumaines. De la même manière son premier puis second rapport, Le rapport bleu crée un véritable scandale et va contribuer à ruiner définitivement ses principaux dirigeants, responsables des atrocités contre les sauvages.

Mais peu à peu, outre les souffrances physiques qu’il éprouve dans la jungle, c’est le découragement moral auquel Roger Casement est confronté : il n’en peut bientôt plus de ces horreurs africaines ou amazoniennes, il n’aspire qu’à rentrer chez lui. De retour en Angleterre il est acclamé pour son action, et même anobli par le Roi.

Et c’est une troisième période qui s’ouvre : la période irlandaise. En effet Roger ne peut s‘empêcher d’assimiler la situation d’opprimés des peuples africains ou amazoniens qu’il a longuement côtoyés face à la puissance colonisatrice de l’Angleterre à celle du peuple de son enfance : les Irlandais. Une conscience d’opprimé naît en lui, et il se met à rêver d’un destin hors du commun comme libérateur de sa chère patrie. Mais rien ne va être simple à partir de ce moment-là.

Sa rencontre avec l’historienne irlandaise Alice Stopford Green va lui ouvrir les yeux : en lui faisant lire des contes et légendes celtiques, elle l’éduque petit à petit à la culture irlandaise et à l’oppression anglaise qui cherche à éliminer toute velléité d’indépendance. Tout d’abord soutien des mouvements pacifistes – le Home Rule – il se radicalise peu et à peu et épouse la thèse selon laquelle la seule solution d’indépendance passera par les armes. Mais il va commettre une erreur en imaginant qu’il faut s’allier à une autre puissance militaire pour renverser le régime anglais : il prend des contacts avec l’Allemagne dans l’idée de s’appuyer sur les Allemands pour combattre les Anglais pendant la première guerre mondiale, mais un imbroglio diplomatique fera que les armes ne parviendront jamais aux Irlandais et que l’insurrection « de Pâques sanglantes » sera sauvagement maîtrisée par les Anglais, et Roger emprisonné pour haute trahison.

Mais en matière de trahison, Roger en connut une personnelle bien amère. Très tôt attiré par l’esthétique des corps, il découvre peu à peu son attirance pour les jeunes garçons. Plein de culpabilité – Roger réfléchit beaucoup aux questions de religion et finira par « retrouver » sa foi catholique héritée de sa mère – il s’échappe pourtant de temps en temps pour vivre des escapades coupables avec de jeunes africains ou amazoniens. Mais la plupart du temps c’est la solitude auquel il est le plus confronté. Malgré des amitiés solides, Roger ne partagea jamais son quotidien avec un autre homme. Sauf à la fin. Lorsqu’il débarque aux Etats-Unis pour aller lever des fonds pour les « Ulster Volunteers », la force armée irlandaise, un jeune homme se présente à lui dès le premier jour, comme par enchantement. Il se dit norvégien. Et il est très beau. Pour Roger ce sera le « coup de foudre » et Eivind Adler Christensen va l’accompagner partout, jusqu’en Allemagne. Pas de chance pour Roger : cet Eivind est un agent secret à la solde du gouvernement britannique qui n’accorde aucun intérêt à Roger et ne s’intéresse qu’à l’argent.

Alors, un héros, Roger Casement ? Ses coupables amours homosexuelles auront raison de son image finale : dans ses journaux intimes il décrit des scènes érotiques – vécues ou rêvées – : pain béni pour l’administration anglaise qui va s’en emparer et les faire publier pour contrecarrer le soutien et le crédit dont il bénéficie en Angleterre et en Europe comme humaniste qui a beaucoup fait pour les populations locales et ternir son image dans les journaux. Et la conséquence ne va pas tarder à tomber, malgré l’espoir cultivé pendant trois mois – le temps de ce récit de cinq cents pages - du recours en grâce. Nous sommes en 1916 et Roger sera exécuté reconnu coupable de haute trahison contre sa patrie anglaise.

Après avoir évoqué l'assassinat de Leonidas Trujillo, dictateur de la République dominicaine, dans La fête au Bouc puis les derniers jours de la féministe Flora Tristan dans Le paradis - un peu plus loin, le Prix Nobel de littérature 2010 ressuscite à nouveau une figure historique d'envergure, un personnage dont il sait mettre en valeur la grandeur humaniste, et les affres de travers aujourd’hui jugés banals – l’attirance homosexuelle. Or Roger souffre encore plus d’imaginer que la dernière image que les gens garderont de lui sera celle d’un homme « dépravé », quitte à oublier tout le reste de son action.
Avec Le rêve du Celte Vargas Llosa réhabilite l’humaniste.

Avec la révolution des mœurs, principalement sur le plan sexuel, en Irlande, peu à peu, et presque toujours avec réticence et du bout des lèvres, le nom de Casement s’est frayé un chemin jusqu’à être accepté pour ce qu’il fut : l’un des grands combattants anticolonialistes et défenseurs des droits de l’homme et des cultures indigènes de son temps, et un artisan dévoué de l’émancipation de l’Irlande.

Comme souvent dans ses romans, Mario Vargas Llosa aura donc posé des questions éternelles et universelles. Même si les conditions ont changé, la thématique du progrès, de la civilisation apportée par les blancs européens est toujours centrale dans de nombreuses régions du monde, à commencer par cette Amérique latine si chère à l’auteur, où la terre est à nouveau source de profits tentants et rapides, quitte à épuiser les sols… « Si tu veux comprendre le mal, il y a un seul moyen, cesser de raisonner et s’en remettre à la religion : c’est ça le péché originel », lançait-il à un ami au Congo.

Maîtrisé, efficace, passionnant, à travers ce Rêve du Celte Vargas Llosa rend ici un magnifique hommage à un personnage tombé injustement dans l’oubli.

Alice-Ange

Extrait :

Alors que parents et amis l’accablaient de félicitations, Roger qui, les premières fois qu’il s’entendit appeler sir Roger avait été à deux doigts d’éclater de rire, fut saisi de doutes. Comment accepter ce titre accordé par un régime dont, au fond de son cœur, il se sentait l’adversaire, ce régime même qui colonisait son pays ? Mais, d’autre part, ne servait-ils pas lui-même comme diplomate ce roi et ce gouvernement ? Il n’avait j’aimais autant éprouvé qu’alors la secrète duplicité dans laquelle il vivait depuis des années, œuvrant ici avec zèle et efficacité au service de l’Empire britannique, et là voué à la cause de l’émancipation de l’Irlande ; d’autant qu’il se rapprochait de plus en plus, non pas des modérés qui aspiraient, sous la bannière de John Redmond, à obtenir l’autonomie (Home Rule) pour l’Eire, mais des plus radicaux, comme l’IRB, dirigé en secret par Tom Clarket, et dont le but était l’indépendance par les armes. Malgré tous ses doutes, il choisit, par une aimable lettre, de remercier sir Edward Grey de l’honneur qu’on lui faisait. La nouvelle fut diffusée dans la presse et contribua à accroître son prestige.

Le rêve du Celte
Le rêve celte de Mario Vargas Llose - Éditions Gallimard - 521 pages
traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès.