Dans les pas de Jacques Cœur, natif de Bourges, sur les terres du Duc de Berry, J.-C. Rufin s'attache plus à l'homme qu'à la vie de l'argentier du Roi. C'est aussi le portrait d'un rêveur. Cet homme curieux de tout a enclenché la dynamique nécessaire et ainsi introduit l'art, les sciences, la Renaissance en France.

L'auteur n'hésite pas non plus à nous proposer quelques réflexions sur le pouvoir. C'est également une subtile peinture de la personnalité de roi. Charles VII sait régner malgré son apparente faiblesse physique. Elle est d'ailleurs son atout. Le roi règne sur ses sujets « par sa faiblesse et leur inspirait la même volonté de le servir et de le protéger. »

Je ne vous détaille pas l'ascension de Jacques jusqu'aux plus hautes fonctions, les arcanes du pouvoirs, la création de son immense réseau commercial, ses rencontres avec les plus hautes personnalités de l'époque, jusqu'au Pape lui-même. Sa compréhension du commerce et de l'argent sont ses atouts, mais également sources d'ennuis. Car quand on est encore plus riche que son roi, on se fait vite des ennemis.
C'est aussi une critique lucide des chevaliers et princes qui se ruent aux croisades et guerres inutiles juste pour un peu de gloire. Et pour cela ils s'endettent eux et leurs descendances pour que le nom perdure. Ils ne s'abaissent jamais à voir les conséquences de ces croisades.

Talent, réussite, sucés font de vous un ennemi de l'espèce humaine qui, à mesure qu'elle vous admire plus, se reconnaît moins en vous et préfère vous tenir à distance.

J'ai vraiment aimé le souffle du voyage de Cœur en Orient, ses découvertes, sa compréhension des échanges potentiels – et pas uniquement commerciaux – dont pourraient bénéficier ses affaires et son pays. Ne se considère-t-il pas « comme tous les autres marchands comme un agent de l'échange et non de la conquête. Notre vocation était d'apporter à chacun le meilleur de ce que produisait l'autre. »

Son voyage en Orient lui a ouvert les yeux, l'esprit. Pourtant, il ne pourra rien face aux manœuvres d'un roi jaloux, ni aux tourments de sa relation avec la Dame de Beauté, la favorite officielle.

Malgré quelques longueurs par ci par là, son choix d'inventer une liaison amoureuse entre Agnès Sorel (point toujours en débat parmi les historiens), J.-C. Rufin nous permet de mieux appréhender cette époque pleine de bouleversements et le destin peu ordinaire de son personnage avec une très belle langue, au souffle puissant, constant. Ces plus de 400 pages se lisent ainsi très bien. Je laisse le dernier mot au Grand Cœur.

J'étais un homme de confiance du roi, je contrôlais un immense réseau d'affaires. Et pourtant, je ne cessais d'espérer qu'un jour on me rendrait à moi-même.


Du même auteur : Rouge Brésil, La salamandre, Globalia, Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi.

Dédale

Extrait :

Surtout, Damas comptait de fabuleux jardins. Cet art, poussé à l'extrême de son raffinement, me parut être, autant que l'architecture, le signe d'une haute civilisation. Enfermés dans leurs châteaux forts, menacés sans cesse de pillages, les nobles de chez nous n'avaient pas le loisir d'ordonner la terre comme ils le faisaient de la pierre. Nous ne connaissions que deux mondes : la ville ou la campagne. Entre les deux, les Arabes avaient inventé cette nature réglée, hospitalière et close qu'est le jardin. Pour cela, ils avaient simplement inversé toutes les qualités du désert. À l'immensité ouverte, ils substituaient la clôture de hauts murs  au soleil brûlant, l'ombre fraîche  au silence, le murmure des oiseaux  à la sécheresse et à la soif, la pureté des sources glacées qui coulaient en mille fontaines.
Nous découvrîmes à Damas bien d'autres raffinements, en particulier, le bain de vapeur. J'en usais presque chaque jour et y ressentais un plaisir inconnu. Jamais, jusque-là, je ne m'étais laissé aller à penser que le corps pût être en lui-même un objet de jouissance. Nous étions accoutumés depuis l'enfance à le tenir couvert et caché. L'usage de l'eau était une obligation pénible sous nos climats, car elle était le plus souvent froide et toujours rare. Le contact des sexes se faisait dans l'obscurité de lits fermés de courtines. Les miroirs ne reflétaient que les atours qui couvraient les corps habillés. À Damas, au contraire, je découvris la nudité, l'abandon à la chaleur de l'air et de l'eau, le plaisir d'un temps occupé à rien d'autre qu'à se faire du bien. Puisque je n'avais qu'une vie, tant valait qu'elle fût pleine de bonheur et de volupté. Je me rendis compte en suant dans les bains de vapeur parfumé, combien cette idée était nouvelle pour moi.

Le grand cœur
Le grand Cœur de Jean-Christophe Rufin - Éditions Gallimard - 498 pages