C’est Le Tonton Jean qui parle. D’ailleurs il n’arrête pas de parler ce Jean.
Tu vois, Claire, il y a des endroits abrités, on a bien fait de leur dire de venir par n’importe quel temps. Si on attendait un ciel sans nuages on resterait enfermés jusqu’à l’été, et il tombe parfois des cordes à la Saint-Jean. Partout ailleurs c’est pareil à moins de s’exiler vraiment.
La guerre est finie depuis 10 ans. Jean demande des nouvelles de Max, le fils d’Yvonne qui vit « avec un prix de beauté, sa miss Monde ». Et demande des nouvelles de Mariette à Anne – qui va accoucher en octobre. Jean et Claire n’ont pas d’enfants, eux.
Jean parle de tout et de rien. Il est le seul à parler dans un long monologue très maîtrisé, l’air de rien. « Oui Clairette t’as pas tort je m’excite alors qu’on est venus ici pour une bouffe en famille et vous êtes si calmes vous autres (…) ».
Jean ne devrait pas tant boire. Jean parle de la guerre de 14, de la Lorraine devenue allemande et du mari d’Yvonne fait prisonnier. Au milieu du pâté de veau et porc mariné, on apprend que Jean aimait bien son neveu Max, élevé par sa mère Yvonne, et par le Grand-père Opa très sévère.
Les femmes sont en pantalon. Surprenant au début, puis on s’y fait.
Avec la quiche on apprend qu’ils ont eu faim pendant la guerre. Jean fait des plaisanteries douteuses qui ne font rire personne. Et on apprend que Opa, sous couvert de son poste de fonctionnaire aux Postes, participait à la résistance.
Bert tape sa pipe contre sa godasse. Ça rend nerveux Jean qui se rappelle d’autres sons similaires : « Ce bruit, lorsque tu cognes, on croirait les coups à la porte, ces gars s’amenaient en douce voir grand-père Mouche. (…) Oui, Claire et moi on était venus habiter les deux chambres du premier dans cet immeuble où vivaient Yvonne et ses beaux-parents, parce que notre quartier était privé de courant. La centrale qui avait sauté, vous vous rappelez ? Plastiquage. »
Maintenant Jean déballe tout. La laisse du chien avec laquelle Opa frappait Max qui faisait le malin. C’était un vrai tyran, le Opa. Et la scène au cours de laquelle Opa s’est fait arrêter. Qui l’a dénoncé ? Jean laisse filer des insinuations mais nie aussitôt.
« Je ne vous ai pas invités pour servir mes pleurnicheries, vous devriez m’arrêter quand je déconne ». Mais il est trop tard, Jean a tout déballé, tout ce qu’il avait sur le cœur depuis dix ans. « On parle trop, c’est le problème ». Mais Jean doit dire la honte aussi, la honte de n’avoir rien dit quand ils sont venus chercher le Grand-père. Pétrifié. Et après on en dort plus.
Qui n’a pas connu de repas de famille où l’on s’envoie des règlements de comptes sans en avoir l’air ne peut pas comprendre. Annie Saumont excelle dans ce registre. Dans ces nouvelles (« C’est rien, ça va passer », « Moi les enfants j’aime pas tellement »… ) elle utilise le monologue avec génie – et on s’identifie complètement au personnage.
En mariant le très quotidien (le pique-nique en famille) au très sombre (l’arrestation du grand-père par les allemands) elle nous embarque dans son univers plus sûrement que dans un roman de cinq cents pages. Et puis ce sont des nouvelles très épurées : « Le nouvelliste doit retirer un maximum d’éléments de l’histoire qu’il raconte et c’est au lecteur ensuite de boucher les trous, d’apporter sa compréhension, son émotion, d’imaginer les scènes manquantes. » dit-elle dans une interview. « Il faut se tenir éloigné de trop de pathos » dit-elle aussi.
Ici dans ce pique-nique en Lorraine, elle dit juste ce qu’il faut. Pas plus. Et c’est « noir comme d’habitude » pour reprendre l’un de ses titres de nouvelles.
Annie Saumont, une très grande nouvelliste française.
Alice-Ange
Extrait :
Comme le jour où ils sont venus arrêter le grand-père. Bang et bang, coups de crosses et de godillots et soudain Max se pointe dans la cour et part à rigoler. Je le voyais de la fenêtre j’étais stupéfait. Les deux boches qui tapaient, l’air plutôt tranquille, comme si on les avait simplement chargés d’enfoncer une porte et qu’ils s’offraient le loisir d’effectuer leur boulot en douceur. Le gosse qui se tenait les côtés, qui a fini par suffoquer. C’était comme un état de confusion mentale avec réaction violente. Après tout on ne sait jamais comment les gens vont supporter, par exemple la grand-mère, oui je baisse la voix, elle est sourde mais juste au cas où elle entendrait un petit peu tout d’un coup – Eh bien moi je vous dis qu’il y a très profond en elle comme une peur.
Un pique-nique en Lorraine de Annie Saumont - Éditions Joëlle Saumont - 58 pages
Commentaires
vendredi 18 mai 2012 à 08h41
je suis partante.ah !celui qui n'a jamais "goûté" au repas de famille vachard ne peut effectivement pas comprendre....
vendredi 18 mai 2012 à 09h13
Comme tu le dis, Sylvaine
De toute façon, y a toujours quelqu'un pour mettre les pieds dans le plat.
vendredi 18 mai 2012 à 19h14
Ah Sylvaine et Dédale : je vous propose un "club" de tous ceux et toutes celles qui ont connu ces repas pris en famille, à Noël ou en vacances, où l'on est censé être détendus, et où on entend les pires vacheries sous couvert de déballage familial. Vive l'amitié !
samedi 19 mai 2012 à 14h53
Je m'inscris au club!
dimanche 20 mai 2012 à 11h00
"Bienvenue au Club" Marimile. Ah non, zut, ça c'est Jonathan Coe. Ce sera pour la semaine d'après.