Prenez un type moyen. Anglais, habitant « Watford » (magnifique ode à habiter Radford), travaillant dans un service après-vente d’un magasin de Londres, et délaissé par sa femme Caroline et sa fille Lucy depuis six mois. En apparence, Maxwell – dit Max – Sim « comme la carte du même nom » a tout pour être heureux. Soixante-dix amis sur Facebook. Un job de contacts. Et un voyage en Australie offert par sa femme en guise de cadeau d’adieu pour aller rendre visite à son père.

Oui mais voilà : Sim est en dépression. De son voyage en Australie il ne rapportera que deux choses : le souvenir, alors qu’il est au restaurant attablé avec son père, de deux Chinoises - la mère et la fille - attablées à côté de lui, et totalement absorbées l’une par l’autre : le symbole d’une intimité depuis longtemps méconnue de notre anti-héros. Et puis une seconde : la clef d’un appartement en Angleterre, acheté par son père mais laissé vacant, dans lequel doit croupir un dossier appelé « Deux duos » et qui pourrait donner à Max le secret des circonstances de sa naissance.

Avouez que c’est peu. Et pourtant c’est suffisant pour que le lecteur empoigne cette « vie très privée » - mais privée de quoi au juste ? – et ne la lâche pas d’une semelle. Il faut dire que Max attire les histoires comme un aimant. A son voisin de bord dans l’appareil qui le ramène d’Australie il s’adresse dans une logorrhée pour raconter sa vie – et voilà que l’homme d’affaires a une crise cardiaque et qu’il ne peut plus l’écouter. A la jeune femme qui le remplace dans le vol suivant – il vient d’apprendre qu’elle est « facilitatrice d’adultère » : un job qui paie bien quand on est diplômée d’histoire et qu’on ne trouve aucun job dans l’Angleterre d’aujourd’hui – il confie quelques bribes mais c’est elle surtout qui va lui confier un autre secret – et voilà comment le personnage de l’oncle Clive va entrer en scène et devenir l’un des protagonistes de l’histoire qui se tisse.

Donc Sim déprime. Faut-il qu’il reprenne son travail au service après-vente ? Il y a mieux à faire, comme le lui suggère la belle Lyndsay : il va pouvoir décrocher un job de rêve : devenir l’ambassadeur de brosses à dents ultra révolutionnaires et partir ainsi tout en haut de l’Écosse porter haut et fort les couleurs de sa nouvelle société. En chemin, il ira de surprise en surprise : il découvrira les conditions de sa naissance, mais aussi le secret tu par son père pendant tant d’années. Il rendra visite à Caroline et sa fille – mais que dit-on aujourd’hui à une adolescente gavée de réseaux sociaux et devenue de plus en plus lointaine et beaucoup d’autres choses encore.

Jonathan Coe est très fort. Il observe nos sociétés consuméristes et peuplées de réseaux – mais qui laissent l’individu dans un grand état de solitude. Coe met le doigt là où ça fait mal, comme lorsque Sim espionne sa femme sur Facebook en se cachant sous une fausse identité : la vie d’aujourd’hui prévoit-elle qu’on communique plus facilement à un inconnu – voire à un avatar – qu’avec son propre mari ?

L’auteur utilise un procédé qu’il avait déjà utilisé auparavant, comme dans La pluie, avant qu’elle tombe par exemple : enchâsser des textes dans l’histoire qui se déroule : courrier écrit par l’oncle Clive à sa nièce Poppy, nouvelle écrite par sa femme en atelier d’écriture, récit d’Allison (une amie d’enfance) sur un événement survenu pendant leur adolescence, longue confession du père sous forme de lettre enfouie dans un vieil appartement…

Toute une galerie de personnages secondaires apparaît alors : Alison, l’amie d’enfance avec qui il aurait pu se passer quelque chose, Caroline et Lucy, la femme et la fille qui vivent très bien sans Max, ou même Miss Erith et le Professeur Mumtaz, à travers qui la voix de J. Coe se fait peut-être entendre pour dire la nostalgie de l’Angleterre d’avant le libéralisme.

Mais, pour échapper au spleen, le mieux, c’est de se tourner vers Emma.
Affable, Emma ne s’irrite jamais, elle ne répond pas aux propos décousus de Max. D’une constance à toute épreuve, Emma indique toujours le Nord. Max est en train d’en tomber amoureux.
Emma est la voix calme du GPS de la voiture de Max.

Humour, ironie, tendresse : tous les ingrédients sont réunis chez Jonathan Coe pour donner naissance à un grand roman contemporain.

Du même auteur : La maison du sommeil, La pluie, avant qu'elle tombe.

Alice-Ange

Extrait :

« Dis-moi, Emma, ça fait combien de temps qu’on se connaît, nous deux ?
Continuez tout droit sur cette route.
Tu t’en souviens pas ? Et bien, aussi étonnant que ça puisse paraître, moins de trois jours.
Dans deux cents mètres, tournez à gauche.
Je sais, on croirait que ça fait beaucoup plus longtemps, hein ? J’ai l’impression de te connaître depuis des années, à présent. Ce qui explique que je me permette de te dire quelque chose. De te faire un petit compliment, si tu veux bien. Parce que je ne voudrais en aucun cas t’embarrasser, surtout pas.
Dans cent mètres, tournez à gauche.
Mais voilà, je tenais à te le dire, je voulais juste te dire qu’il y a une chose que j’aime vraiment chez toi, une chose que je n’ai jamais rencontrée chez une femme. Tu devines laquelle ?
Prenez la prochaine sortie à gauche.
C’est cette façon… enfin, cette façon que tu as de ne jamais juger les gens. C’est une qualité très rare, chez une femme, tu sais. Ou chez un homme, d’ailleurs. Tu n’as pas tendance à juger les gens, jamais.
Continuez tout droit environ trois kilomètres.

La vie très privée de Mr Sim
La vie très privée de Mr Sim de Jonathan Coe - Éditions Gallimard - 464 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun