Onze dates-clés qui ne suivent pas un ordre chronologique jalonnent le parcours accidenté de sa vie, onze dates où, souvent le destin individuel d'Artemio rejoint le cours de l'Histoire du Mexique ou, une fois, celui de l'Espagne républicaine. Ces moments-clés, il les revit comme s'il se démultipliait, se fragmentait en trois personnes qui se racontent chacune à leur manière et à des temps différents : tantôt c'est Artemio qui s'exprime à la troisième personne, faisant le récit au passé des événements qui l'ont conduit d'une masure de Vera-Cruz au palais de Mexico où il ne finira pas ses jours. Au lecteur d'en reconstituer la chronologie ! Tantôt il s'adresse à « un jumeau ennemi », son double, utilisant le tu et un futur qui semble nier le passé.

Tu voudrais seulement te rappeler, étendu là, dans la pénombre de ta chambre, ce qui va se passer : tu ne veux pas prévoir ce qui s'est déjà passé. Oui, hier tu t'envoleras d'Hermosillo, hier, 9 avril 1959, dans l'avion régulier de la Compania mexicana de Aviacion.

Cette violente distorsion du temps permet à Artemio de feindre de croire que son destin était inscrit d'avance dans la ligne du temps. Elle lui permet de se justifier auprès de cet autre lui-même, de justifier ses choix, qui ont entraîné compromissions, trahisons, exactions, et la mort des êtres les plus aimés, prix de sa réussite. Si en 1913, alors jeune lieutenant révolutionnaire, il n'avait pas demandé à sa jeune compagne, son premier grand amour de rester à l'attendre au village, elle aurait échappé aux Fédéraux. S'il n'avait pas trahi ses chefs en 1915, il aurait été fusillé par la bande adverse. Tous ses choix lui ont permis de survivre aux dépens des autres.

Enfin le Je ramène Arturo au présent, un présent précaire où la vie tient à un fil, ce qui ne l'empêche pas, au début du moins, d'observer avec ironie les manœuvres et les calculs mesquins de son entourage. Les trois "Artemio" vont se rejoindre à la fin dans la mort. Alors le lecteur saura - mais le saura-t-il vraiment ?- qui était Artemio Cruz, d'où il venait, ce qui l'a poussé à être ce qu'il est devenu.

On le voit le roman de Carlos Fuentes, d'une grande complexité, ne se laisse pas facilement appréhender, mais il est d'une rare puissance et contient des pages éblouissantes. Le lecteur est emporté, bousculé par un torrent d'écriture qui se fait parfois récit d'aventures, galerie de portraits au scalpel, évocation lyrique de la nature et du cosmos. A la description clinique de la nouvelle bourgeoisie mexicaine issue de la Révolution, s'unit une profonde réflexion sur le libre arbitre, - l'homme est-il vraiment libre de ses choix ? - le destin, la nature du pouvoir, le temps. Une œuvre maîtresse.

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Marimile

Extrait :

Mais tu te rappelleras d'autres choses, d'autres jours, il faudra que tu te les rappelles. Ce sont des jours qui, proches, lointains, repoussés dans l'oubli, étiquetés par le souvenir-rencontre et refus, amour fugace, liberté, rancune, échec, volonté furent et seront quelque chose de plus que les noms que tu pourras leur donner : des jours où ton destin te poursuivras avec un flair de lévrier, où il te retrouvera, s'emparera de toi, s'incarnera en tes paroles et tes actes, matière complexe, opaque, adipeuse à jamais tissée avec l'autre, l'impalpable, celle de ton esprit absorbé par la matière : amour de coing frais, ambition d'ongles qui poussent, dégoût de la calvitie naissante, mélancolie du soleil et du désert, aboulie des plats sales, distractions de fleuves tropicaux, crainte des sabres et de la poudre, perte des draps frais, jeunesse des chevaux noirs, vieillesse de la plage abandonnée, rencontre de l'enveloppe et du timbre étranger, répugnance de l'encens, maladie de la nicotine, douleur de la terre rouge, douceur du patio l'après-midi , esprit de tous les objets, matière de toutes les âmes : gorge abrupte de ta mémoire, qui sépare les deux moitiés  soudure de la vie, qui à nouveau les unit, les dissout, les poursuit, les retrouve.

La mort d'Artemio Cruz
La mort d'Artemio Cruz de Carlos Fuentes - Éditions Folio - 402 pages
traduit de l'espagnol par Robert Marrast