Après avoir retrouvé les corps des enfants, les parents se renferment sur leur douleur. Personne ne s'intéresse à l'enfant, celui qui n'a pas voulu monter dans la camionnette, le seul témoin.

Personne ne me voyait dans l'ombre, ne venait me questionner pour savoir ce qui s'était réellement passé, puisque j'étais le dernier témoin – tous trop désemparés, assommés pour commencer même à enquêter.

Bien évidemment, la vie de l'enfant est totalement bouleversée. Plus de jeux, plus de rêves, plus d'école comme avant. Même les billes ne faisaient plus le même bruit en roulant sous le préau.

En une écriture coulant en longues phrases, rythmées par une ponctuation choisie, une écriture toute en images, de détails précis comme si tout était exacerbé, plus intense. Cette écriture restitue à merveille la petite ville, la lumière et la chaleur écrasantes, la distorsion entre le dehors et le tumulte intérieur de l'enfant.
Étrange contraste que ces mots de grands dans la bouche de l'enfant, celui qui à l'époque n'a rien dit, n'a pas été interrogé, qui a tout gardé en lui et la situation qu'il raconte plusieurs années après. Cela accentue, à mon sens, toute l'horreur du drame auquel il a assisté, puis le fait de croiser un autre jour l'homme ayant emporté les enfants.

J'avais […] à la fois la terreur et le désir d'être emmené pour disparaître à mon tour dans la montagne.

Peu à peu, l'adulte devenu raconte les « événements d'Algérie » du haut de ses huit ans. Ce sont les rafles dans les douars, les traitements infligés aux capturés par les militaires, tous écrasés de soleil, de poussière de mica soulevée par le vent, les exécutions à la va-vite dans la montagne. Ne laisser aucunes traces. Il y a aussi les assassinats dans la rue pour de motifs obscurs, l'installation de la terreur, l'obligation pour les français de devoir quitter un pays où ils ont vécu depuis des années, des générations. Il n'oubliera pas non plus les tracasseries de la métropole, qui se lave presque les mains du sort de ces rapatriés de force.

Il y avait de plus en plus de haine – cette haine qui circulait partout, n'avait même plus besoin de slogan, de prétexte, d'étincelle pour s'exercer.

Comme grandi trop vite, d'un coup, l'enfant regarde tout cela autrement, presque (horriblement même) froidement. Comme ces militaires qui « tous à aller au robinet dans la cour pour se nettoyer de la peur, le sable, le sang, la fatigue, la conscience de ce qu'ils avaient fait, les ordres, la faute… » La guerre, la haine souillent tout, quel que soit votre âge. « Je n'avais personne à qui parler, à qui prendre la main depuis que mes petits camarades étaient partis. »

J'ai aimé ce roman, cette pudeur à raconter l’indicible, cette volonté de l'auteur à raconter ce qu'il a vécu sans aucunement faire « pleurer dans les chaumières », sans non plus prôner la vengeance, la haine. Les faits parlent d'eux-mêmes. Tout y est, simplement. Je défis quiconque de rester insensible à cette histoire, cette détresse d'enfant resté seul enfermé dans son silence, la détresse des parents, détruits, perdus eux-aussi – comme le cafetier, le père de son ami serge.

Une histoire qui vous hante longtemps, avec qu'une pensée pour l'enfant, l'espoir qu'il ait enfin pu trouver la paix.

Dédale

Extrait :

C'était une après-midi calme de juin – on se serait cru en temps de paix, les attentats avaient cessé depuis quelque temps, on ne parlait plus que d' « incidents » ici ou là, on se méfiait moins, on repartait se promener hors de la ville  mes camarades étaient montés devant moi dans la camionnette de la minoterie  le frère du chauffeur habituel, profitant du désert de la cour de l'usine à deux heurs, du repos des ouvriers, de l'absence des contremaîtres, leur proposait de faire un tour, là-bas, dans la montagne qui nous était pourtant interdit, là où il y avait, croyaient-ils, des ravins pleins de scarabées et de trésors enfouis de guerriers  ils étaient si heureux en s'asseyant ensemble sur la plate-forme, n'osaient pas trop rire de peur qu'on ne s'aperçoive de leur départ secret, se moquaient presque de moi, qui avais préféré rester – ils se disaient que j'étais un rêveur plutôt qu'un casse-cou – pour attendre l'employé de la minoterie qui viendrait peut-être me rejoindre, comme d'autres après-midi, au fond de l'entrepôt des grains. Il n'était pas venu  je n'avais pas bougé dans la seule rumeur des courroies des salles des machines. C'était le soir ; dehors il y avait un calme curieux, un mouvement étrange au bord de la route, des hommes, des femmes se rejoignaient, se touchaient, croisaient les bras  les enfants n'étaient pas revenus de leur excursion.

La montagne
La montagne de Jean-Noël Pancrazi - Éditions Gallimard - 91 pages