Dès l'entame de l'ouvrage, la thèse de Pierre Bayard est claire : Sherlock Holmes s'est trompé dans son enquête sur la mort de Charles Baskerville, et le coupable désigné n'est pas le bon. Il reprend donc l'ensemble des éléments du roman pour appuyer son raisonnement. Après un résumé détaillé de l'intrigue, il s'applique à décrire les méthodes utilisées par le détective. Pour Bayard, deux éléments sont au cœur de cette méthode, l'observation et la déduction.
Néanmoins, la rigueur scientifique qui entoure les actes et les réflexions de Holmes est remise en cause. Pierre Bayard fouille dans les nombreuses autres enquêtes de Sherlock Holmes pour trouver différentes failles. Il recense de nombreuses aventures où Holmes soit s'est trompé, soit n'a pas résolu l'énigme qui s'offrait à lui. De ce fait, pourquoi ne pas imaginer que pour cette affaire de chien maléfique, Holmes s'est fourvoyé ?
Ensuite, c'est sur l'histoire de Conan Doyle que se penche Pierre Bayard. Il revient sur les conditions d'écriture de cette aventure, la première après la mort présumée de Holmes dans des chutes en Suisse. Un retour réclamé haut et fort par les lecteurs assidus de l'auteur britannique, qui a dû céder. Il élabore alors une typologie des lecteurs de romans policiers. D'un côté, il décrit les ségrégationnistes, ceux qui revendiquent l'existence d'une frontière imperméable entre la fiction et la réalité. De l'autre, il y a les intégrationnistes, qui affirment que les passages entre ces deux mondes sont fréquents. Pour eux, les mouvements de migration des personnages de fiction vers le réel, et inversement des personnes réelles dans le monde littéraire, existent nécessairement et sont le cœur de la relation entre auteur, lecteurs et héros littéraires. Pierre Bayard se revendique de cette philosophie, et c'est cette hypothèse qui est au centre de ses réflexions.
Une fois expliqués ces différents éléments, Pierre Bayard se plonge dans une passionnante et brillante réécriture de l'histoire du chien des Baskerville. En reprenant tous les éléments écartés par Holmes et par Watson dans leur enquête, en ne prenant pour argent comptant aucun témoignage, il aboutit à une conclusion différente qui n'est pas totalement dénuée de sens.
C'est finalement un exercice intellectuel et spéculatif pour la beauté du geste, mais qui permet à la fois une vision nouvelle de ce bel ouvrage qu'est Le chien des Baskerville et une réflexion globale sur la critique littéraire des romans policiers. Un ouvrage à découvrir après avoir lu le roman originel de Conan Doyle.
Du même auteur : Comment parler des livres que l'on a pas lu ?.
Extrait :
On l'aura deviné, l'auteur de ces lignes se situe pour sa part sans la moindre ambiguïté dans le camp des intégrationnistes, et, à l'intérieur de ce camp, dans la partie la plus tolérante et la plus ouverte à cette forme originale d'existence qu'incarnent les personnages littéraires.
Ma tolérance envers les créatures de fiction s'explique par deux raisons majeures. La première est la certitude d'une grande perméabilité entre la fiction et la réalité. Il ne sert dès lors à rien d'essayer de contrôler les frontières entre ces mondes, car de multiples passages s'effectuent et cela dans les deux sens. Non seulement, on va le voir, il nous arrive d'habiter un temps plus ou moins long tel ou tel monde fictionnel, mais les habitants de ceux-ci viennent eux aussi, par moments, vivre dans le nôtre. -
La seconde raison - qui ne serait pas partagée, je le crains par les intégrationnistes, même les plus ouverts - est ma conviction profonde que les personnages littéraires bénéficient d'une certaine autonomie, à la fois à l'intérieur du monde où ils vivent et dans les circulations qu'ils effectuent entre ce monde et le nôtre. Ou, si l'on préfère, que nous ne contrôlons pas complétement, et l'auteur pas plus que les autres lecteurs, leurs faits et gestes.
Si l'on n'accepte pas cette double hypothèse de la perméabilité des frontières et de l'autonomie des personnages littéraires, il est impossible à mon sens d'espérer résoudre, mieux que ne l'a fait Sherlock Holmes, l'affaire du chien des Baskerville.
L'affaire du chien des Baskerville de Pierre Bayard - Éditions de Minuit - 190 pages
Commentaires
vendredi 15 juin 2012 à 20h07
Moi j'aime bien Pierre Bayard.
Surtout quand il nous parle de "Comment parler des livres qu'on n'a pas lu", ou bien "Comment parler des lieux où on n'a pas été" ou encore de "Qui a tué Roger Ackryod ?".Il est très bon dans la relecture des grandes énigmes policières, et avec Sherlock Holmes il se régale ... et nous avec.
samedi 16 juin 2012 à 20h28
J'ai bien envie de lire cet auteur. Je crois que je commencerai avec son exercice sur Agatha Christie, par contre!