Mais pour arriver à ce résultat de tout une vie, Lag Shining a dû se soumettre aux affres de l’exil, accepter le regard de l'autre, être considéré par l'empereur, la cour comme un barbare.
De plus, il ne faut pas oublier qu'à cette époque, les Jésuites sont très entreprenants dans leur mission d'évangélisation. Ils arrivent en conquérants, demandent aux locaux de détruire leurs croyances pour y imposer la leur. Cela choque quelque peu Castiglione, lui qui n'y entend rien à ces manœuvres souvent plus politiques que religieuses. Mais c'est mal connaître les Empereurs de Chine. On ne les berne pas ainsi. Ils ont su noter les dissensions entre les jésuites, les franciscains, Lazaristes, dominicains. Ils s'en amusent à l'envi.

Seul importe à Castiglione de faire son long apprentissage des académismes de la peinture chinoise, sans parler des mystères de la calligraphie. Ses rencontres avec les peintres officiels, ces grands maîtres virtuoses de la détrempe, sont parfois bien rudes. Ces maîtres ne sont-ils pas capables, d'un seul geste d'un seul trait de pinceau, de faire vibrer mille nuances de gris ?

A force de patience et d'humilité, le vieux peintre va se faire oublier, se servir de sa peinture pour aiguillonner l'intérêt de l'empereur. Il lui faudra oublier bien des rebuffades. Dans la peinture académique chinoise, par exemple, les pivoines dans un vase doivent avoir un nombre précis de feuilles. Tout est très calculé, symbolique. « Mais le pinceau de Castiglione était au service de sa foi et c'était sa foi que l'on méprisait. C'était l'étranger que l'on punissait. »

Castiglione avait trop de lucidité pour ne pas voir à quel point l'empereur le faisait danser comme ces barbares, sans musique, et selon son bon plaisir. Sa longe à lui s'appelait colline de la Perspective, palais de la Mer calme.

Ce jardin vu du Ciel, œuvre malheureusement posthume, est réellement une merveille tant par le destin de ce peintre humble mais déterminé à présenter les lois de la perspective en ce lointain pays, que par la qualité, la délicatesse de l'écriture. Toute en finesse, en poésie si douce mais pas mièvre pour autant. Dans les pas de Castiglione, l'auteur nous donne à partager ses réflexions sur le fait que l'on peut être le barbare d'un autre, la relation entre la spiritualité, l'art, l'argent et le pouvoir.

Jean Dembo pointe également les méfaits de l'orgueil des peintres comme des empereurs, la vanité des hommes de Dieu ou d'un artiste. Tout ce qui peut compliquer un peu plus les relations entre un artiste et son commanditaire. Bref, des questions toujours d'actualité.

Il faut chercher au-delà de l'art de cour et de la vison politique du monde l'espoir d'une relation entre le beau et le vrai.

Une magnifique découverte !

Dédale

Extrait :

Kangxi, avec sagesse et ennui, écoutait les prêtres annoncer que le fils de Dieu était mort pour les péchés du monde dans la dixième année de la dynastie Han comme on écoute les oiseaux au petit matin. Que ces barbares puissent prévoir les éclipses du soleil et de la lune avec une précision inégalée ne le troublait aucunement  les hirondelles ne retrouvent-elle pas, génération après génération, le même toit pour y nicher au retour de leur migration ? Les lubies théologiques de ces curieux moineaux étaient, elles aussi, inoffensives et seul l'imbécile sort sa fronde pour disperser les passereaux avant que leur multitude ne menace la récolte de sorgho. Peu importait que les pères enseignent aux princesses de la cour contrepoint et harmonie, qu'ils construisent orgues, épinettes et clavecins pour accompagner leurs voix aigrelettes, l'art sensible de la musique n'en résidait pas moins dans le toucher des sept cordes du qin, dans le souffle fragile de la flûte de bambou. Que les peintures barbares fussent habiles à jouer des couleurs liées à l'huile dans des clairs-obscurs fumeux n'intéressait nullement l’empereur : la peinture doit ignorer les illusions de l'apparence, pour restituer la puissance du vide qui meut toute chose.

Le jardin vu du ciel
Le jardin vu du Ciel de Richard Dembo - Éditions Verdier - 121 pages