Prenez un éditeur, Robert Du bois. Offrez-lui une « liseuse » : un petit engin pour stocker des tas de textes dans 730 grammes d’invention technologique. Elle est noire, elle est froide, elle est hostile, elle ne m’aime pas. Aucun bouton de protrude au-dehors, aucune poignée pour la mieux tenir, pour la balancer à bout de bras comme un cartable mince, que du High Tech luxe, chic comme un Suédois brun. Du noir mat, du noir glauque (au choix), du lisse, du doux, du vitré, du pas lourd ».

Robert connaît tous les rouages de l’édition : du commerce avec les auteurs aux caprices de diva, à la relation avec le financeur (portrait superbe d’un « Meunier » plus vrai que nature) jusqu’à la réunion des « repré » : entendez par là les représentants qui font la promotion des nouveautés auprès des libraires. Paul Fournel se livre à une galerie de portraits du milieu germanopratin qui se retrouve aux mariages et aux enterrements et que Paul Fournel dépeint comme une « foule de Sempé ».

Paul Fournel joue et son plaisir est communicatif. Robert Dubois propose à quelques stagiaires - Sciences PO et X, les épiciers vont ailleurs - (dont la croustillante Valentine à qui il entreprend d’apprendre le métier d’éditeur) de monter une entreprise pour commercialiser des livres numériques, que l’on pourra lire sur les fameuses liseuses ou sur tous les nouveaux supports d’aujourd’hui. Les stagiaires mordent à l’hameçon et créent « Au coin du bois » : un espace destiné à débusquer les auteurs de demain, pour publier des « texticules » ou des « sirandanes , ces devinettes que JMG Le Clézio va réécrire en souvenir de son pays où l’on invente des devinettes que les vieux posent aux petits ».

Paul Fournel aime aussi la bonne chère et il se régale à faire déjeuner son personnage à la bonne table de Mme Martin : on sent que l’auteur rend hommage à toute la littérature qui dépeint des personnages gourmands, amateurs des plaisirs de la table.

Plein d’humour, Paul Fournel joue aussi avec les formes. Il faut dire que l’auteur n’est autre que le président de l’association « Oulipo » bien connue. Sa « liseuse » est donc une consigne oulipienne : réaliser une sextine de 180 000 signes, cette forme poétique inventée au XIIème siècle par le troubadour Arnaut Daniel. Il en respecte le nombre de strophes, qui va décroissant, et la rotation des mots à la rime.

Poétique et satirique cette « liseuse » répond donc aux questions d’édition d’aujourd’hui. Mais derrière le portrait d’un monde en voie de disparition, se trouve en embuscade un humour très français pour désamorcer la bombe numérique qu’on nous promet et nous donne en contrepoint l’envie de continuer à froisser le papier. Le tout écrit dans une forme oulipienne : un tour de force.

Alice-Ange

Extrait :

- J’ai gardé ta liste, là dans mon tiroir. Pour l’essentiel, elles n’appellent pas de réponse. Elles sont efficaces en tant que questions. On avance plus par questions que par réponses.
- Tout de même…
- Une seule chose : tu t’inquiètes de ne pas savoir reconnaître la littérature dans les manuscrits que tu lis. Tu as peur de ne pas avoir assez de culture, peur de ne pas connaître tous les grands textes, tous les grands mouvements, peur de passer à côté de l’essentiel, de rater la perle rare. Toutes ces peurs-là sont inévitables et elles t’accompagneront toute ta vie. Rien ne peut les chasser, puisque personne ne pourra jamais couvrir le champ que tu décris et que tu estimes nécessaire pour faire bien son boulot. Ce qui doit te rassurer, c’est que tu n’es pas la gardienne de la littérature. Les auteurs eux-mêmes n’en sont pas les gardiens. La littérature n’est pas un a priori qu’on met dans le texte, elle est une œuvre collective a posteriori extrêmement complexe. L’auteur y met du sien, certes, l’éditeur pose sa marque, sa collection, bien sûr, mais ensuite, la presse, les libraires, l’Université, l’école élémentaire et secondaire, les lecteurs, décident. Et ils ne sont pas d’accord, ils changent d’avis et la littérature ne cesse de modifier son champ et ses formes. Des auteurs qu’on croyait disparus reviennent, certains que l’on croyait installés pour toujours disparaissent. Reste un noyau dur sur lequel tout le monde est d’accord, mais que tout le monde n’aime pas.

La liseuse
La liseuse de Paul Fournel - Éditions P.O.L - 224 pages