Depuis Saumur où il vit depuis sa prime jeunesse, Anselme se lance pour un long voyage jusqu'à Paris. On en sait peu sur lui mais ce trajet vers la capitale va nous le faire connaître par petites touches, en différents tableaux. Anselme est un vrai taiseux, grand observateur, un curieux de tout, obsédé de couleurs. Elles sont toute sa vie. Celles des fleurs, des jeux de lumières ou celles des rides sur un visage.

Au fil de son périple, on fait les mêmes rencontres que lui avec un gabarrier à remonter la Loire ou bien la tenancière d'une auberge à Amboise. Sans jamais s'appesantir inutilement, toujours délicatement, c'est comme si nous étions sur le chemin de halage, ou sous un arbre le temps d'un repos mérité aux côtés d'Anselme. Que dire aussi de ces paysages ligériens que l'auteur nous donne à voir, nous dépeint, telle un peintre de talent. Dans les nuances des couleurs, de lumières, les odeurs. Pierre Silvain excelle.

Durant son périple, Anselme imagine, plein de l'énergie des lettres de son ami Simon, un nouveau monde, une peinture plus vivante, moderne. Comme parti sur un coup de tête, il a hâte de retrouver Simon, lui qui côtoie de nombreux artistes et surtout Géricault. A moins que cela ne soit par lassitude « à rester inféodé toute sa vie à faire les couleurs » pour un vieux peintre de province imbu de son succès local, à peindre des bondieuseries plus de mode.

A voir une copie d'un tableau du peintre parisien que Simon lui a envoyé, à lire ses courriers sur Le Radeau de la Méduse, Anselme n'y tient plus. « Trop de plaisir, il se disait qu'il n'était pas sûr que ce fût supportable pour lui qui n'avait jusqu'à présent connu auprès du maître qu'un désert où se répétait jusqu'à l'hébétement le simulacre de l'art. » La peinture de Géricault est pour Anselme, « cette peinture que depuis toujours il attendait. »
Pierre Silvain a aussi cette merveilleuse capacité de parler des œuvres de Géricault. Il en devient inutile d'aller dans des livres, les musées ou sur le net pour confronter les toiles avec les mots de l'auteur. D'emblée, on sent qu'il dit juste. Le tableau se matérialise immédiatement sous nos yeux. C'est impressionnant.

Alors Anselme va, marche bon train. Il arrive à la capitale par un jour de froid, gris, triste. Il ne sait pas que sur place, les jours prochains vont être encore plus tristes et incertains.

Si l'intrigue est simple, elle est servie magnifiquement par les mots, le talent de l'auteur. On se prend vite à relire délibérément un paragraphe, juste pour en prolonger encore et encore le plaisir des mots, des images. C'est superbe. C'est plein d'une simple détermination sereine. J'y ai aussi trouvé l'inquiétude d'Anselme de ne pouvoir arriver assez vite pour cette rencontre qu'il sent qu'elle pourrait être déterminante pour lui.

Face à un si beau texte, il est à nouveau difficile de choisir un extrait quand tout le roman pourrait faire office et vous enchanter, vous tenir immédiatement sous son charme. Merci encore aux Éditions Verdier (ils récidivent ! ) pour cette magnifique découverte d'un auteur, d'une écriture incomparable. Comme moi, laissez vous envoûter.

Dédale

Extrait :

Peu de promeneurs, même si un grand point de pierre ne l'isolait plus de la cité, se hasardaient dans l'île. Elle s'étire entre les deux rives et c'est à l'une de ses extrémités, en amont du fleuve, dans sa partie déserte, abandonnée aux oiseaux, aux mulots et à des chiens errants que s'élevait, solitaire, visible de loin, comme sur un polder d'herbe rase coupé de flaques miroitantes ou d'encre sombre sous les chevauchées de nuages, la cabane de Symphorien. Une reine en des temps reculés vécut sur l'île, on y voyait encore, défiant l'usure, la maladie de la pierre, les vents d'ouest auxquels elle donnait prise et qui depuis quatre siècles la rongeaient sournoisement, sans trêve, la noble demeure. La reine avait pour nom Yolande d'Aragon. À sa façon, Symphorien lui aussi régnait en majesté sur son banc, souverain, pétrifié, devant ses fleurs, sa tête retombant parfois, dans un abandon irrésistible, sur sa poitrine, mais il n'était personne, en ce lieu si déserté, qui eût pu d'aventure le surprendre assoupi, l'eût par malice d'un sifflement entre deux doigts réveillé. C'est en roi qu'Anselme, un après-midi où le vent était calme, la lumière un peu voilée, l'avait trouvé sous l'auvent qui faisait ombre sur le visage sans expression, aux yeux fixes, perdus dans le vague jusqu'à ce que, revenant tout d'un coup à sa condition de vieil homme touché par la timidité du promeneur et aussi le désir contenu qui attisait malgré lui son regard à la vue du parterre de fleurs, il lui eût fait d'un grand geste le signe d'entrer. Anselme avait poussé la claie qui geignait sur ses gonds rouillés, puis dans le crissement du gravier s'était avancé vers la main et son geste d'invite toujours plus engageant, lui montrant une place sur le banc s'asseyait. Mais bien que l'homme qu'il aurait pu croire repris par une distraction, une lassitude de l'âge, n'eût pas prononcé une parole de bienvenue, il se sentait délesté du sentiment paralysant de son inconvenance.

Les couleurs d'un hiver
Les couleurs d'un hiver de Pierre Silvain - Éditions Verdier - 114 pages