C'est l'histoire de Pierre Niox, un antiquaire spécialiste de l'An Mil, ayant de plus une haute opinion de lui. La trentaine fougueuse, c'est un boulimique de la vie, toujours occupé à mille choses à la fois, obsédé par l'idée de ne jamais perdre de temps. Sa vie est une bousculade perpétuelle. Chaque moment chasse le précédent à grands coups de balai.
Comme un fait exprès, Pierre s'éprend d'une femme, plutôt nonchalante, dolente. Hedwige est une des trois filles de Mme de Boisrosé, pour qui la douceur et la saveur de l'instant de vivre sont religion.
Pierre est un homme pressé, pressant, toujours à regarder « si sa montre avait du nouveau à lui conter. » Pour excuse, quand il daigne s'en trouver une, il se dit qu'il « a un don fatal : celui de la mobilité. » D'ajouter aussi, « une malédiction veut que je sois lancé au galop dans un univers qui trottine. »
Évidemment, la vie de Pierre est une longue liste d'actes et de rencontres manqués, inachevés. Se peut-il qu'un jour il apprécie réellement, profondément quelque chose ou quelqu'un ? Le lecteur, assez vite épuisé à tenter de le suivre, se le demande mais reprend vite sa ligne pour rattraper Pierre dans ses aventures. Car cet homme est certes fatiguant tant son rythme est éreintant mais il est passionnant à suivre… en roman.
Et si son seul et unique ami et associé, nommé Placide (en plus il parle comme Mme de Sévigné écrit. C'est d'un délicieux ! ) ou sa femme pointent cette effrayante manière de vivre, Pierre Niox n'envisage pas une seconde que changer son rythme.
Je constate un désaccord entre mon rythme et celui de mon milieu. Il faudra bien qu'un des deux cède à l'autre, que je succombe ou que j'enseigne à mes contemporains, qui véritablement se traînent comme des escargots, à suivre mon train.
Je ne vous en dis pas plus pour vous laisser courir sur les traces de Pierre Niox. Mais entre deux activités ou pensées sur la vie de couple, les affaires, de la joie d'être père ou des bienfaits de la patience, Paul Morand glisse par-ci par-là quelques portraits dressés à la mine de plomb, trempée dans l'encre amère. Il adopte le hautain presque méprisant de Pierre, celui de quelqu'un qui n'a pas le temps de creuser plus avant que les apparences. On appréciera ou pas, mais replacés dans leur contexte historique celui de l'entre-deux guerres, les propos sur le Dr Zachary Rengancrant, en médecin-savant-juif errant ou bien les « singes noirs sans poils » rencontrés par Pierre lors d'un voyage d'affaires à New-York, sans oublier sa misogynie quand il aborde Mme Veuve Bonne de Boisrosé et ses trois filles. Le summum de la goujaterie !
Voilà donc un roman haletant, passionnant, mené tambour battant et riche de réflexions pertinentes et toujours d'actualité sur la relation de l'homme avec le temps.
Sur ce, je retourne à mon chapitre en cours dans A la recherche du temps perdu. Comme un peu de repos bien mérité.
Dédale
Extrait :
- Quoi, tu n'es pas content ? fit Pierre en souriant.
- Non, non et non ! éclata Placide, trépignant. Vous façons me tuent. Sachez que j'ai failli m'évanouir d'émotion ! Je redoute les chocs. Quand vous me faites une gentillesse, c'est si brusquement que j'en suis plus fâcher que d'une amende ! Vous me réveillez en sursaut ! Vous ne me laissez pas le temps de m'habiller. Même pas le temps de dormir ou si peu que vous m'empêchez de trouver le vrai sommeil. Vous ne me laissez d'ailleurs le temps de rien ! Je suis votre souffre-douleur. Je souffre de toujours essayer de vous rattraper. J'ai besoin de vivre normalement, moi, et non pas crispé à l'arrière du convoi, dans le rôle de serre-frein. Et puisque je suis ici ce matin, contre mon gré, j'en profite pour vous dire que je romps notre association et que je m'installe à mon compte.
- C'est sérieux ? demanda Pierre.
Il regardait, stupéfait, cet ami de quinze ans chez qui il n'apercevait plus qu'une incompréhensible animosité. Il eut envie de dire : « Mais qu'est-ce que je t'ai fait ? » ne parvenant pas à comprendre qu'une simple différence dans leur tempo respectif pût charger d'un tel ressentiment l'âme de Placide.
Il s’efforça de se mettre à sa place, de se juger impartialement qu'est-ce qu'on pouvait lui reprocher ? Un peu trop de rapidité, poussée parfois – bien rarement – jusqu'à la fébrilité. C'était un défaut, un travers plutôt, un travers charmant tant de gens sont léthargiques, poids lourds odieux à soulever. Chez lui, tout était vitalité, envol. On devrait, au contraire, lui être reconnaissant d'accélérer les choses et de les mener si vite à bonne fin.
Placide s'était un peu calmé il reprit froidement :
- J'ai besoin d'un climat plus tempéré que le tien tu torréfies, et moi il faut que je mitonne. Dès ma sortie de l’École des Chartres, tu a été mon mauvais génie…
L'homme pressé de Paul Morand - Éditions Gallimard - 332 pages
Commentaires
vendredi 13 juillet 2012 à 08h42
Tu connais la description de Proust par Morand, Dédale ?
http://www.paperblog.fr/3589269/pro...
Un petit morceau de bravoure.
vendredi 13 juillet 2012 à 09h15
Merci Sylvie pour ce lien fort intéressant. On pourrait y passer de longues heures à lire et à écouter Morand parler de son cher "Maître du Temps".