Femme de caractère, elle ne quittera pas le pays avec sa famille après les accords d'Évian en mai 1962. De plus, elle épousera Kader, étudiant en médecine qu'elle a aidé comme porteuse de médicaments pour le maquis. Même si Louise a été reconnue comme moudjahidin par le nouveau pouvoir, elle restera toujours une française, une étrangère. Avec le temps, même Kader l'abandonnera.

Le temps passe. Entre deux morceaux de Mozart qu'elle écoute tous les soirs à l'heure du muezzin omniprésent, quelques règles de français ou de bonnes manières à l'attention de Sofiane, enfant désœuvré d'un de ses voisins, Louise voit nombres de souvenirs remonter à la surface. Elle lui racontera son Algérie à elle, sa ville d'Alger la blanche, celle qu'elle aime tant.

Les souvenirs sont des tableaux accrochés sans ordre ni raison sur les murs lézardés de la mémoire.

Sofiane est le seul à l'accompagner dans sa vieillesse, elle oubliée de tous. Elle lui apprendra le doute, lui donnera les outils pour réfléchir par lui-même, s'émanciper d'un pays sclérosant, qui n'offre à sa jeunesse que l'ennui. En contrepoint des barbus qui envahissent tout, Louise dit à Sofiane, entre autres choses, que la religion doit au contraire aider les gens et non vouloir les séparer, qu'il n'y a rien de plus beau qu'un prélude de Bach ou un concerto de Mozart, que le cinéma, c'est un peu l'école de la vie et qu'il faut ouvrir grand les oreilles et les yeux au lieu de les fermer.

Sofiane sera aussi l'aiguillon qu'attendait Marc pour être repris par la création. Le neveu et célèbre réalisateur est mal dans sa peau, dans sa tête. Ne sachant passer outre ses vieux démons, Marc gâchera ses derniers liens avec sa tante, comme les rêves de vie meilleure de Sofiane.

Alger sans Mozart est un bel ouvrage où se tissent les fils de ces trois vies de 1954 et aujourd'hui. Il offre là un beau et fort intéressant portrait de l'Algérie, pays-frère de toujours. Roman de réconciliation écrit à deux mains en phrases courtes, presque sèchent comme reflet de la solitude, l'amertume de Louise ou du cynisme de Marc. On pourrait craindre que cette histoire soit trop triste, désabusée, mais même si certains passages le sont, les auteurs nous offrent aussi quelques bons moments de connivence entre la vieille femme et Sofiane, gamin intelligent, sensible, toujours tourné vers l'avenir.

Malgré quelques longueurs, les deux auteurs ont gagné leur pari : offrir une histoire touchante sur la relation entre Louise de Sofiane, entre deux pays qui resteront toujours liés et pouvant connaître un avenir commun pour les êtres de bonnes volontés.

Dédale

Extrait :

Je n'ai pas quitté l'Algérie, je ne la quitterai jamais. J'ai épousé Kader pour me lier à elle, irrémédiablement, j'en suis maintenant convaincue. Le divorce n'a pas rompu le lien. Cet amour pour lui, c'est ma passion pour elle.
Un jour, comme je m'inquiétais de son interminable veuvage, une vieille tante répondit : « Quand les corps vieillissent ensemble, on s'habitue, on s'attendrit. Je ne pourrais pas supporter le corps flasque et ridé d'un inconnu dans mon lit. »
Alger s'enfonce chaque jour dans la déchéance, si je l'avais connu aujourd'hui, je la haïrais. Mais je l'ai vue vivante et belle. Ses jours me font horreur, alors je vis la nuit, seulement la nuit, je ne veux pas voir les façades décrépies, hérissées de paraboles et d'oripeaux, les terrasses converties en habitations de parpaings et de tôles ondulées, les citernes gris zinc sur les balcons, les câbles blancs des antennes à l'assaut des murs, les hordes de pigeons qui fientent frénétiquement, les ordures qui s'amoncellent dans les cours d'immeubles.
Quand le soleil se couche, l'obscurité gomme les plaies, Alger d'avant renaît, fardée, travestie de souvenirs. Je pose un disque de Mozart sur le plateau du vieil électrophone, allume une cigarette et m'accoude au balcon. La balustrade est encore chaude, les martinets piaillent dans leurs nids, la ville s'apaise.
Face à moi, les montagnes de l'Atlas parsemées d'incendies.
Les paysans n'enflamment plus les forêts, c'est l'armée algérienne qui débusque les terroristes. Mes yeux descendent lentement sur la ville : les lumières du cap Matifou à gauche, à droite celle de la route Moutonnière, orangées…
Alors, attisés par la musique, les souvenirs affluent.
Maudite route Moutonnière !

Alger sans Mozart
Alger sans Mozart de Michel Canesi & Jamil Rahmani - Éditions Naïve - 456 pages