L’auteur, né en 1952 raconte l’Istanbul de son enfance et de sa jeunesse des années 50 à 70. Il offre au lecteur un portrait subjectif de la ville à cette époque-là, et, ce faisant, trace de lui-même un autoportrait intimement lié à cette ville : Le lecteur s’est rendu compte que parler de moi revenait à parler d’Istanbul et vice-versa. O. Pamuk a vécu la plus grande partie de sa vie à Istanbul qu’il connaît dans ses moindres recoins, et au fil des pages fait part de sa découverte progressive de la ville et des sentiments qu’elle suscite en lui. Issu d’une famille stambouliote aisée, laïque et occidentalisée, il est le témoin attristé de son déclin et de sa perte d’influence à l’image de la ville, capitale déchue d’un grand empire.

Pour recréer l’Istanbul de son enfance dans les années 50, il fait appel à ses propres souvenirs, mais aussi s’appuie sur les nombreuses photos qui illustrent le livre, les gravures de l’Allemand Melling au XIXème, les écrivains turcs qui ont fait de la ville le thème principal de leurs œuvres (Le poète Yahya Kemal en particulier) et les écrivains occidentaux qui, dans la moitié du XIXème et au début du XXème s’y sont intéressés. L’auteur consacre de très belles pages à Nerval, Théophile Gauthier, Flaubert qui, surtout les deux premiers, au-delà du pittoresque, ont su sortir des sentiers battus des sites touristiques pour rendre compte de la tristesse et de la décadence de la ville. A la suite de ces écrivains, Orhan Pamuk arpente inlassablement les rues, les faubourgs abandonnés, les rives du Bosphore qu’il observe aussi des fenêtres des nombreux appartements qu’il a occupés. L’Istanbul qu’il évoque est une ville en proie à la tristesse et à la mélancolie, guère différente de ce qu’ont vu les écrivains cités plus haut, ravagée par les incendies des magnifiques maisons en bois de l’époque ottomane, les yalis. C’est alors une ville en marge du reste du monde, déclassée par la défaite de 1918, la chute de l’Empire et l’installation brutale de la République qui veut faire table rase du passé.

Cette tristesse et cette mélancolie, l’husun, l’auteur les fait siennes, privilégiant les jours de neige et de pluie dans Istanbul plutôt que la chaleur de l’été, comme le fait le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, son contemporain, dans des films comme Usak ou Les climats. Cette ville qu’il aime avec passion, il veut la faire sienne, non seulement en la parcourant de part en part, mais aussi en la dessinant, en la peignant. Orhan Pamuk, de même que son aîné T. Gauthier, s’est cru une vocation de peintre, mais tout ce qu’il accumule d’observations, d’objets, de lectures, d’expériences personnelles douloureuses, comme la lente décomposition de sa famille, la mésentente de ses parents ou un premier chagrin d’amour, tout cela sera le riche matériau de l’œuvre à venir. Je ne serai pas peintre, dis-je, moi, je serai écrivain. C’est sur ces paroles que se termine le livre.

Istanbul : Souvenirs d’une ville est une vaste fresque, un témoignage exceptionnel sur une ville et ses habitants à une époque donnée, dont il réussit à rendre l’essence, et sur l’éclosion d’une œuvre. C’est un livre qu’on lit lentement, en prenant son temps, en revenant parfois sur certains chapitres ou réflexions de l’auteur, qui essaie de communiquer ses impressions et ses sentiments de la façon la plus juste possible, ce qui entraîne quelques fois certaines redites. Comme la ville elle-même, on sent l’auteur déchiré entre une occidentalisation qu’il juge nécessaire et les traditions de la culture ottomane. J’ai eu un peu de mal au début à entrer dans ce récit foisonnant, mais ai été séduite très vite par la profondeur de la réflexion et la beauté de nombreuses pages telles les descriptions des rues, de la neige, du Bosphore ou des premiers émois amoureux. Il m’a été de ce fait difficile de choisir un extrait !

Marimile

Du même auteur : Neige.

Extrait :

Entre les immeubles de trois ou quatre étages, entre les toits et les cheminées des maisons de bois en ruine, toutes destinées à brûler une par une dans les dix années suivantes, entre les minarets de la mosquée de Cihangir, le Bosphore apparaissait, et, comme à ces heures matinales les bateaux des lignes urbaines ne circulaient pas encore, en l’absence de tout projecteur et de toute lumière pour l’éclairer, il semblait plongé dans l’obscurité. Sur la rive asiatique, les lampes des vieilles grues de déchargement de Haydaparsa, les phares d’un cargo passant sans bruit, parfois un clair de lune plus ou moins net ou la lumière d’un bateau à moteur isolé perçaient cette dense obscurité, et je discernais alors les pontons, tels des géants rouillés et moussus, couverts de moules, la barque d’un pêcheur solitaire et la blancheur de la tour de Léandre pareille à un spectre. Mais la plupart du temps, la mer était baignée d’une mystérieuse pénombre. Et même au moment où les hauteurs couvertes d’immeubles et de cimetières plantés de cyprès s’éclairaient légèrement bien avant le lever du soleil du côté asiatique, le Bosphore restait encore sombre, et il me semblait que ses eaux resteraient éternellement obscures.

Un matin, alors que, recroquevillé sous la couverture, j’apprenais mes poèmes dans le froid, mes yeux se fixèrent et s’immobilisèrent d’étonnement sur un objet que je n’avais encore jamais vu. Je me rappelle bien ma stupeur sidérée d’alors ; j’en oubliais complètement le livre que j’avais dans mes mains. Au cœur de la nuit obscure, c’était comme un géant qui s’élargissait en s’approchant de moi (je le regardais de la hauteur la plus proche de la mer) et en surgissant des flots  de par son immensité et sa forme, c’était un monstre sorti des rêves : un navire de guerre soviétique ! Géante forteresse flottante jaillie, comme issue d’un conte des entrailles indécises du brouillard et des ténèbres ! Elle avait sensiblement diminué sa vitesse, elle passait en silence, mais elle était tellement puissante que son simple passage, sous l’effet de sa masse, faisait grincer l’encadrement et le bois des fenêtres, les parquets de la maison, et faisait s’entrechoquer les pinces mal accrochées du poêle, et tour à tour, les casseroles et les cezve dans la cuisine obscure. Autrement dit, cette rumeur transmise de bouche à oreille par les Stambouliotes durant les années de guerre froide était bien fondée : les navires de guerre russes passaient sans bruit le Bosphore après minuit.

Istambul : Souvenirs d'une ville
Istambul souvenirs d'une ville de Orhan Pamuk - Éditions Gallimard - 438 pages
traduit de Traduit du turc par Savas Demirel, Valérie Gay-Aksoy et Jean-François Pérouse.