Eléna et Miléna, deux femmes qui ne se connaissent pas, vont vivre chacune de leur côté le temps d'un week-end à New-York, une sorte d'exil intermédiaire ; une pause pour elles, pour faire le point sur leur vie, leurs sentiments.
Elles vont s'interroger sur la solitude dans le couple, leur appréhension de leur identité par rapport à l'autre, le conjoint ou les proches. Toutes les deux se trouvent au bord d'une rupture ou au début d'une fin d'une époque. En pleine phase d'incertitude, que faire quand tout se désagrège ? Recoller les morceaux ou bien se refaire une vie autrement, ailleurs ?
Par son écriture sinueuse, sans mention des dialogues, de distinction du changement d'interlocuteur, teintée de mélancolie, Céline Curiol étire habilement le fil des deux vies, dosant la frustration en n'indiquant pas toujours de quelle femme elle aborde les interrogations intérieures, les rappels de quelques moments de vie avec leur conjoint respectif.
Ainsi elle place le lecteur en plein jeu de colin-maillard. A lui de dénouer les fils d'identité pour s'y retrouver. Entrecoupés de lettres secrètes, les chapitres s'entrecroisent. Tout cela crée une sensation inconfortable de déséquilibre, de fragilité. Une façon peut être de faire ressentir le mal-être des deux femmes, de montrer cette zone intermédiaire où l'on peut se placer volontairement avant une rupture – de vie ou amoureuse – que l'on sent poindre et que l'on met ainsi en suspend juste le temps de se « cacher » en soi. Comme pour se mettre en hibernation, loin des autres pour se retrouver, faire face à ses doutes, ses peurs. Car être soi, c'est un équilibre atrocement fragile.
Cette aire intermédiaire, ce lieu de repos pour l'individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir à la fois séparées et reliées l'une à l'autre, réalité intérieure et réalité extérieure.
Comme dans Voix sans issue, l'auteur montre encore une fois cette formidable capacité à décrire les sentiments, à mettre en lumière les abîmes personnels ou cette splendide sensation de vivre.
Avec ces deux vies étudiées intimement, l'auteur offre en point d'orgue un très bel hommage à New-York, ville refuge des deux femmes. La beauté magnétique de la métropole, personnage à part entière, est rendue à merveille par C. Curiol qui semble bien connaître la Grosse Pomme. Et même si l'on s'est un peu embrouillé en route dans les fils de vie d'Eléna et Miléna, cette lecture complexe, exigeante vaut bien l'effort qu'elle demande. Car pour tout, nous sommes nos limites.
Du même auteur : L'ardeur des pierres
Dédale
Extrait :
Il me fallait des papiers. Le propriétaire du restaurant où je bossais depuis mon arrivée m'avait prévenue : la semaine suivante ou adieu, il ne voulait pas d'ennuis. Sa moustache lui donnait un air dictatorial auquel j'avais du mal à résister. Il était breton et faisait partie de cette vague d'immigrés français venus proposer, au début des années quatre-vingt, les richesses culinaires de leur pays à une population aux papilles infantilisées, réputée pour consommer à profusion hamburgers, ketchup, frites et milk-shakes, alors symboles du mauvais goût. A l'époque, le public new-yorkais n'avait pas encore été initié aux subtilités de la gastronomie hexagonale et ce flot d'arrivants aux talents d'entrepreneurs bien plus que de chefs avait profité de l'occasion pour servir, aux prix fort, une cuisine moins que moyenne à une clientèle que la seule mention de l'adjectif « français » suffisait à émouvoir. Une grande majorité d'entre eux avaient rempli leurs caisses, illustrant à la perfection la notion chère à ce pays que tout y était possible, même l'imposture.
Le patron venait en visite hebdomadaire sur ses quatre roues motrices pour vérifier la bonne tenue de ses travailleurs immigrés, ne parlant que lorsque ses gesticulations n'y suffisaient plus. Là pourtant, il avait dit, nous nous sommes bien compris ? Du cafard que j'avais dû, horreur suprême, assommer discrètement d'un revers de la main au moment où il émergeait de son ascension murale derrière la tête d'un client, aucune mention. Aucune non plus des ombres noires que je voyais parfois sprinter contre les murs de la cave – un risque d'hallucinations n'étant pas exclu. J'étais trop jeune pour qu'il ait le moindre respect pour moi c'est en me taisant que je pensais avoir une chance de l'amadouer. Le patron, dont je ne sais plus le nom, avait donc posé son ultimatum.
Exil intermédiaire de Céline Curiol - Éditions Actes Sud - 426 pages
Commentaires
vendredi 17 août 2012 à 08h59
J'avais trouvé le travail de Céline Curiol intéressant dans "Voix sans issue". Elle y décrivait une obsession amoureuse de manière méthodique. Ce billet donne envie de prolonger l'expérience : une auteure à suivre donc.