Tout juste arrivée dans la ville de El-Djond, Laure prend la mesure de la situation, de la vie dans cette ville de province, des relations entre les colons français et la population indigène ou nègres selon l'expression courante. Mais elle ne s'intègre nulle part, dans aucune communauté. Elle est ailleurs.

Ce pays, je ne lui appartenais pas, je m'y trouvais par hasard. J'y étais de guingois avec tout, choses et gens, frappée d'une frilosité à fleur de peau, incapable d'adhérer à aucun des mouvements qui s'y affrontaient. Cette guerre, je ne la reconnaissais pas, elle n'était pas la mienne. Je la repoussais de toutes mes forces.

A chaque instant, elle se refuse à prendre parti pour les uns ou les autres.

La vérité des autres m'était inaccessible – ce qui était difficile à vivre, trop désaccordée de tout le monde dans une ville, un pays où chacun avait pris parti, d'un côté ou de l'autre, aveuglément et furieusement. Moi je ne pouvais pas. Mais cela n'empêchait pas mes colère, aveugles et furieuses elles aussi, comme celle qui m'avait brouillée avec la patronne de l'hôtel. Et dangereuses. Et inutiles, évidemment.

Pour ne rien arranger, elle a cette fâcheuse capacité à se « faire des ennemis ou à ne pas se faire les amis qu'il faut », à lire les journaux qu'il ne faut pas. Être l'amie de personne au nom malsonnant comme David Cohen, Bachir Bensaïd ou Aicha, ça fait mauvais genre et surtout braque soupçons contre vous. Bref, Laure n'entre pas dans le moule et choque par la liberté de ses réactions.

Alors forcément elle connaîtra aussi les interrogatoires « un peu brusque » de la police, le refus des autorisations de sortie pour aller voir sa mère en métropole. Pourtant elle ne peut réduire sa révolte contre certains actes : l'omniprésence de l'armée qui se permet tout, la soi-disant suprématie des blancs sur les indigènes matérialisée par ce glacis, avenue au terre-plein central, qui sépare les colons et les indigènes parqués derrière des barbelés, les expulsions, l'injustice flagrante, pays où l’État de droit a disparu.

Elle ne peut non plus oublier les attentats et les assassinats de colons dans les fermes isolées, le racket. Étant bien entendu que les assassins ne peuvent venir que de chez les fellaghas. Les gens des villes oublient facilement que ces périodes troubles sont propices aux règlements de comptes et que parfois les colons ont donné des raisons de se faire haïr.

Finalement, tout le monde trouve que les fellaghas, c'est le plus simple, peut être aussi le moins douloureux.

Si le sujet n'est pas neuf, il est écrit sincèrement, presque viscéralement, de façon sobre, directe comme peut l'être Laure du haut de ses vingt-cinq ans, tout juste diplômée et sortie de son Quartier Latin. Et pourtant, jamais elle ne juge. Mais peut-on garder son libre arbitre dans de telles situations extrêmes ?

Ce témoignage de Laure (pour ne pas dire Monique Rivet) sur cette époque douloureuse n'a pu être publié à l'époque car refusé par les éditeurs. On comprend aisément pourquoi. Tout le monde ou presque voulait oublier. On ne peut que féliciter les Éditions Métailié de le publier maintenant, en cette année du 50ème anniversaire de la fin de ce conflit tragique.

A lire bien évidemment.

Dédale

Extrait :

Cette ville est une prison. On ne prend plus la route seul au volant de sa voiture : des convois sont organisés, protégés par des camions de l’armée et survolés par un hélicoptère. Dans les magasins, les cinémas, à la poste, il faut ouvrir son sac ou défaire ses colis. On redoute les paquets oubliés au pied des arbres, au coins des rues, sur les bancs publics, les sarouels trop bouffants, les djellabas trop amples sous lesquels policiers et militaires glissent leurs doigts sans vergogne. Parfois, dans un fracas de protes, la police entre dans un café, une salle de restaurant, un lieu public, et ressort avec un homme qu'on pousse sans ménagement dans une voiture. Et comme toujours il y a sur le trottoir de vieux Arabes enturbannés pour regarder la scène, nous offrant l'énigme de leurs visages sur lesquels rien ne se lit ; mais c'est peut-être parce que nous n'avons pas appris à les lire, pas plus que nous n'avons appris leur langage.

Le glacis
Le glacis de Monique Rivet - Éditions Métailié - 144 pages