François-Elie Corentin est un jeune homme élevé sur les bords de Loire – dans ce pays magnifiquement décrit par Michèle Desbordes dans La Demande - et il aime la peinture.
Mais Pierre Michon prend son temps. Il lance une grande Adresse à un Monsieur qui peut tout aussi bien tenir du Lecteur que de qui vous voulez. Peu importe : le style est là pour dire le reste. Et le livre est si dense qu’on pourrait le dissoudre dans onze romans sans en faire trop.
Un premier chapitre s’ouvre sur Tiepolo. Tiepolo, « un jeune homme tout de lumière aliéné que la vieillesse casse et avilit, un tendre visage aliéné par le temps au point qu’on puisse le confondre avec celui de Simon, un des êtres les plus vils de ces époques riches en monstres. » Et voilà que Michon rêve que dans la grande fresque que Tiepolo a peinte, Béatrice de Bourgogne va se lever et « de tout son poids de chair blonde de brocards bleu marcher vers lui et renversant la couronne, l’étreindre ». « J’ai ce désir, cette idée » et tout Michon est là dans ces quelques mots : dans le style, à l’état pur, et dans l’imagination qui lui fait convertir son désir ou son idée en récit.
Pierre Michon imagine l’origine du Tableau des Onze chez Tiepolo.
« Non, pas de Venise, pas de jeunes filles, pas de romance ; car tout cela, jeunesse, blondeur, vin de magie, manteau mozartien, Giambattista Tiepolo le père avec ses quatre continents sous le manteau, toutes ces formes mouvantes et vivantes n’ont d’autre sens que de s’être jetées pour finir dans un tableau qui les nie, les exalte, les cogne à coups de massue, pleure de ce saccage et immodérément en jouit, onze fois, à travers onze stations de chair, onze stations de drap, de soie, de feutre, onze formes d’hommes tout cela ne prend sens et n’est écrit en clair que dans la page de ténèbres, les Onze. »
Pourquoi pas ?
Mais effectivement, comme il le dit à la fin du premier chapitre, il va falloir « raconter à grands traits cette histoire si souvent racontée – puisque c’est bien du même homme que je parle ». Alors allons-y.
Le chapitre deux raconte l’enfance du petit François-Elie, né à Combleux près d’Orléans en 1730. Il la raconte par sa lignée : le grand père qui fit fortune, comme de nombreux bataillons de Limousins, « dans les grands travaux de fleuves et de canaux, sous Colbert et Louvois ». Et puis de son union avec une fillette de vieille noblesse et de petite fortune, d’où naquit vers 1710 Suzanne, la mère du peintre. Une enfant élevée par sa mère devenue veuve, mais une enfant élevée comme une « princesse sage, frileuse, rêveuse » mais qui sait voir « les digues, les levées avec leurs nœuds de fer, le tout bien cimenté de ciment limousin, sang et boue, l’œuvre magique du père. » Vient donc Suzanne, qui va par delà les levées dans quelque petit salon littéraire.
Et c’est là, dans ces salons mondains que Suzanne va rencontrer « le fils d’un Limousin qui avait miraculeusement bondi hors des dix mois de négritude sur douze » : Corentin, son futur époux est en effet l’un des premiers à vouloir devenir « Homme de Lettres ».
(lire la suite)
Alice-Ange
Du même auteur : La grande Beune, Rimbaud fils.
Mais aussi : Les Onze - Episode 2 : désir de lettres
Les Onze - Episode 3 : le tableau de la Terreur
Les Onze - Episode 4 : marge d'erreur
Les Onze - Episode 5 : Michon versus Michelet
Les Onze de Pierre Michon - Éditions Verdier - 144 pages
Commentaires
lundi 20 août 2012 à 08h21
Miam ! Vivement l'épisode suivant ! Demain ?
lundi 20 août 2012 à 08h40
Sylvie, oui demain. Je n'en dis pas plus. Surprise
lundi 20 août 2012 à 08h44
Un billet à quatre mains ? Re-miam ! Et re-vivement demain !
lundi 20 août 2012 à 09h13
Non, non, pas à quatre mains. Alice-Ange a tout fait toute seule. Tu m'en diras des nouvelles, Sylvie.
lundi 20 août 2012 à 11h02
Je l'ai justement étudié le semestre dernier à Paris IV. Un pur délice et malheureusement, un semestre, c'est trop peu pour analyser en profondeur et savourer comme il se doit ce petit livre mais bien "dense" en effet ! On pourrait en faire "11" romans (mais est-ce un roman ?) et c’est bien normal puisqu'il est pour ainsi dire inachevé. La fin reste ouverte puisqu'on ne voit jamais Corentin peindre le tableau et donner son interprétation en tant que "père" de l'oeuvre. A vrai dire, "Les Onze" m'a réconciliée avec Michon. J'y ai pris un plaisir fou contrairement (j'ai un peu honte) à "Vies minuscules" qui m'est tombé des mains avant la fin... J'imagine que ce n'était ni le temps, ni l'heure. Il faudrait que je m'y remette. Hâte de lire le prochain épisode.
lundi 20 août 2012 à 19h24
@ Sylvie : merci pour ces encouragements - il y aurait matière effectivement à faire onze billets sur ce "roman" des Onze, mais on a condensé en 5 billets publiés en feuilleton
@ Alexandra : il n'y a pas de raison d'avoir honte, je comprends très bien qu'on reste à la porte de ces "Vies minuscules". Ravie que ayez pris un plaisir fou à lire "les Onze". Mais n'en disons pas trop pour les lecteurs qui n'ont pas encore découvert l'ouvrage et laissons le suspense jusqu'à vendredi quant à la réalisation du tableau ....
@ tous : venez nous rejoindre dès demain pour la suite des aventures de Suzanne ....
mardi 21 août 2012 à 22h25
MICHON, Desbordes, Alice-Ange vous êtes une femme de goût ! Bravo !!! En attendant la suite
mardi 28 août 2012 à 23h51
Comment ne pas relire les Onze, pour suivre Alice-Ange dans ses billets ?
Je ne vais pas m'en plaindre, je redécouvre avec un plaisir qui ne s'émousse pas.
Mais il me semble que le "jeune homme tout de lumière aliéné...", ce n'est pas Tiepolo, mais bien François-Elie Corentin.
Et si les Onze - "le tableau fait d'hommes, dans cette époque où les tableaux étaient faits de Vertus" - ont leur origine chez Tiepolo, c'est par opposition, par réaction contraire à sa manière et à son art.
Qu'en pensez-vous ?
Quant au chapître deuxième, il me remplit de gratitude à l'égard de Pierre Michon : je ne crois pas qu'on puisse parler mieux de ces maçons limousins "qui avaient eu une espèce de vie avant de tomber des échelles ou de s'embourber sans reste dans la Loire". C'est à la fois très noir, très beau, réaliste et littéraire. Et comme - vous l'aurez compris - j'ai des racines limousines...
mardi 11 septembre 2012 à 21h08
Merci C. Sauvage pour vos encouragements. A votre disposition pour échanger sur nos choix de lecteurs sur Biblioblog.
@Sylvie : ah ! une Limousine ! Justement il y a un débat dans les commentaires de l'épisode 2 sur la "machine à augmenter le bonheur des hommes" : selon vous, c'est impossible que cette machine ait été inventée par un Limousin ?