Nous sommes en Nivôse. Michon connaît sa Terreur sur le bout du doigt, on le sent tout de suite. D’ailleurs il précise qu’il s’agit de cette l’époque où « Robespierre sortit le couteau pour raser de droite et de gauche, les modérantins et les exagérés, le beau couteau nommé Saint-Just ». Certains auraient voulu rebaptiser le tableau « le Décret de ventôse », mais non, c’est bien le 15 ou le 16 nivôse, c’est-à-dire le 5 Janvier 1794 que le tableau sera commandé.

Nous sommes donc dans la nuit du 15. François-Elie Corentin habite un petit hôtel qu’il s’est offert avec la grande commande de Marigny. Il gèle à pierre fendre. Un bataillon de trois sans-culottes frappe à sa porte et lui demande de venir « à la section, à l’instant même ». On ne rigole pas avec la section, on y va. Surtout quand on apprend en chemin que c’est « Léonard Bourdon » qui veut le voir. La section de Gravilliers est à l’intérieur de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, de cela on est sûr aussi.

Pour l’instant il n’y a que deux ou trois chevaux dans l’écurie et quatre gardes qui jouent aux cartes, pendant que ces Messieurs sont « là-haut ». Là-haut, ça signifie aux Jacobins. On ne plaisante pas avec les Jacobins, donc on attend.

Minuit est largement passé quand ils sont là. Ils sont trois, portraiturés par Michon comme seul un peintre pourrait le faire : « le cheveu plat et la sale gueule du premier, le cheveu très blond et fourni, flamand, et l’œil globuleux, flamand, stupéfait mais impassible du second : le cheveu plat aussi, raide et en pluie, le petit anneau d’or à l’oreille, le teint de cuivre et l’aplomb vertigineux, quoiqu’il fût plutôt petit, du troisième. » On a là, par ordre d’apparition : Léonard Bourdon, qui fait fondre les cloches et les châsses pour leur or, Proli, le banquier des patriotes, et Collot d’Herbois, son ami de théâtre d’Orléans de 1784.

La légende est en marche. C’est Proli qui parle et qui pose la question : « Tu veux honorer une commande, citoyen peintre ? »

Voilà une question à laquelle il serait mal vu de répondre par la négative. Mais Corentin pose trois conditions : « son accord dépendait de trois choses : si c’était dans ses cordes, de la hauteur des gages, et de la date d’échéance ». Pour le délai c’est immédiat, on aurait dit pour hier, mais pour les gages, il y a là un sac qui recèle autant que la grande commande de Marigny, donc l’affaire est conclue, le messe est dite, quel qu’en soit le sujet.

Le sujet ? « Le Franc Comité de l’an II. Le Comité de salut public. » et Proli ajoute « Fais-en ce que tu veux : des saints, des tyrans, des larrons, des princes. Mais mets-les tous ensemble, en bonne séance fraternelle, comme des frères. ».

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Alice-Ange

Du même auteur : La grande Beune, Rimbaud fils.
Mais aussi Les Onze - Episode 1 : l'origine du monde.
Les Onze - Episode 2 : désir de lettres.
Les Onze - Episode 4 : marge d'erreur
Les Onze - Episode 5 : Michon versus Michelet


Les Onze 
Les Onze de Pierre Michon - Éditions Verdier - 144 pages