Pour expliquer pourquoi cette commande a lieu. Là, Michon se régale, il est dans son élément, et on le sent. Michon les excuse presque, ces tueurs qui cherchent encore la nuance entre eux, maintenant que les Royalistes, les Feuillants, les Girondins sont tombés. « Ils dormaient trois heures par nuit depuis quatre ans, ils travaillaient somnambulique ment à la félicité du genre humain, ils palpitaient entre les mains du Dieu vivant ». Peut-être. N’empêche qu’en son nom beaucoup de ceux qui professaient d’infimes nuances avec les trois mouvances en place avaient droit au « gros couperet du distinguo ». On est au moment de la Trinité – pas la Sainte, l’autre – et si nous avions oublié nos cours d’histoire de lycée, rappelons de qui elle se compose : Robespierre, Danton, et Hébert. Il y aussi les clubs, les Jacobins, les Cordeliers. Pierre Michon nous explique tout cela avec les grandes institutions de l’an II, l’Hôtel de Ville, les Tuileries et le Pavillon de Flore, le Comité de sûreté générale, et le Comité de salut public. Il nous explique que si on ne peut savoir exactement où se situe le pouvoir « pourtant de sa voix fantôme il réclamait, obtenait et faisait tomber quarante têtes par jour ».

Quel lien avec le tableau me direz-vous ? Eh bien pour justifier la présence de ces onze-là dans le tableau : « Ces bons savants aux mains sales étaient Carnot, Barère, les Prieur, Jean Bon, Lindet, six hommes de science. Enfin deux indépendants, Billaud et Collot, exaltés et imprévisibles. Tous ces gens, ces onze, des écrivains je vous l’ai dit déjà, avaient pour principal point commun d’apposer leurs onze paraphes en bas de décrets divers où il était question de canons, de grains, de guillotine, de réquisition et d’exécution ». Voilà la première explication. (« J’en aurais bientôt fini », nous rassure Michon).

Au passage on apprend que c’est Corentin lui-même, sous la responsabilité de David, qui a conçu « l’extravagante ceinture de soie tricolore, soie épaisse de deux doigts, longue de trois ou quatre mètres, quatre fois enroulée autour de la taille, somptueuse, cléricale ». Sa meilleure œuvre, peut-être, avec les Sibylles, en tout cas celle qui passera à la postérité.

Allez, chapitre trois.
Le côté mythique de la scène qui se déroule pendant la commande n’aura échappé à personne. Il y a là des attributs classiques de la Cène, comme le pain et le vin, mais aussi les cartes et les dés, tout comme cette lumière, « la lumière carrée qui tombe carrément sur les symboles ». Corentin s’apprête à partir avec la bourse, mais Proli le rappelle. Il y aura deux clauses supplémentaires :

Ce tableau, d’abord, il faudra le peindre dans le plus grand secret, comme on conspire, sans en aviser quiconque, et secrètement le garder jusqu’à ce qu’on le lui réclame. La seconde clause, c’est que les robespirrots Saint-Just, Couthon, Robespierre doivent y être peints plus visiblement et centralement, plus magistralement que les autres personnages du Comité, qui devront y apparaître comme des comparses.

Un piège ? Collot va en affranchir Corentin pour plus de sûreté : soit Robespierre prend définitivement le pouvoir, et dans ce cas on dira qu’on le savait, qu’on avait fait faire en secret un tableau en hommage à sa grandeur et tout ira bien. Soit Robespierre chancelle. Dans ce cas on produira le tableau comme preuve à charge de son ambition non refrénée – ce serait « un flagrant délit de pouvoir ».
Et dans les deux cas, il fallait que « ça marche », qu’on « y croit » et c’est pour cela que tout le talent et l’expérience de Corentin vont être nécessaire pour mener cette commande trouble à bien.

« Tu vas nous représenter. Prends garde à toi, citoyen peintre, on ne représente pas à la légère les Représentants » lui dit Collot. La menace est à peine voilée. Ils se connaissent pourtant bien, ces deux-là, depuis le temps où ensemble à Orléans ils travaillaient à un même spectacle, Corentin dessinant les décors de la pièce des Sibylles que Collot mettait en scène. Mais aujourd’hui Collot est devenu quelqu’un d’important. Et on ne plaisante pas avec des sujets comme une commande officielle.

Peu importe : Corentin est déjà tout entier tourné vers son tableau, vers la représentation du Bien et du Mal qu’il faudra peindre pour chacun de ses personnages, et sa joie de peintre grandit à l’idée du grand défi qui l’attend.

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Alice-Ange

Du même auteur : La grande Beune, Rimbaud fils.
Mais aussi Les Onze - Episode 1 : l'origine du monde.
Les Onze - Episode 2 : désir de lettres.
Les Onze - Episode 3 : le tableau de la Terreur
Les Onze - Episode 5 : Michon versus Michelet


Les Onze     
Les Onze de Pierre Michon - Éditions Verdier - 144 pages