Michon imagine Michelet – avec tendresse - racontant le tableau de mémoire, mais Michelet se trompant. Rappelons que Jules Michelet est né en 1798, quelques années après la commande du tableau, et est mort en 1874 et qu’il écrivit sa fameuse Histoire de la Révolution française entre 1847 et 1853.

Pierre Michon imagine donc que Jules Michelet écrit douze pages (onze plus une) dans le chapitre III de l’Histoire de la Révolution française. Michon explique que la représentation que nous nous faisons du tableau, avec le charme de la lanterne carrée, avec le bruit des chevaux et des cloches « au départ, c’est du Michelet. Et comme cela nous vient de Michelet, c’est l’âme de Michelet qui parle en nous : cela nous semble sortir d’un tableau de Caravage et non pas de Tiepolo. » Pas du tout le même style entre les deux peintres.

Michon imagine Michelet se rendant à Saint-Nicolas, non pas pour prier, mais pour visiter la sacristie. Il dit l’avoir vue, cette sacristie autour de laquelle on tourne, « sans qu’on sache bien si cette vision s’applique à la sacristie persistant dans son état de sacristie, ou au lieu inspiré où furent décrits les Onze, c’est-à-dire au siège éphémère de la section de Gravilliers. » Mais quoi qu’il en soit il l’a vue, comme il a vu le fauteuil dans lequel Proli est assis, un fauteuil jaune et volcanique qui sert de siège à Couthon. Pas de chance pour Michelet. Michon n’est pas d’accord, puisque Michon l’a vu ce fauteuil, lui aussi « au musée Carnavalet où on le montre tous les jours que Dieu fait »&nbsp: c’est une chaise de paralytique, en langage moderne on dirait un fauteuil roulant.

Mais ce qu’a vu surtout Michelet, c’est le côté symbolique de cette scène, qui parle d’une autre Cène avec ses symboles du pain et du vin, une cène laïque bien sûr puisque le Christ en a disparu. A partir de là, Michon ne le suit plus.

Il imagine que la mémoire de Michelet le trahit, qu’il récite de mémoire ce qu’il a vu, mais qu’il falsifie et extrapole sa vision « de bonne foi peut-être ou avec cette perversité de prêtre ennemi des prêtres qu’on lui connaît ». Michelet élargit sa vision en rajoutant la lanterne de corne et même les chevaux dans leurs stalles. La lanterne carrée ne proviendrait-elle pas plutôt du Tres de mayo de Goya ? Et Collot prend alors les couleurs d’un Judas moderne, même en l’absence du Christ. Mais c’est une Cène truquée parce que « l’âme collective qu’on y voit, ce n’est pas le Peuple, l’âme ineffable de 1789, c’est le retour du tyran global qui se donne pour le peuple. Pas onze apôtres, onze papes. »

Dès lors Michon va s’orienter vers la conclusion de son ouvrage en imaginant un démenti à l’idée de Michelet selon laquelle « L’histoire n’est telle que lorsqu’elle s’efforce de ne pas représenter l’histoire ». Eh bien si. Démonstration : ce qu’on peut voir au bout du pavillon de Flore au Louvre, c’est l’Histoire en personne. Et comme nous aimons passionnément l’Histoire, nous délaissons le Joconde ou la Bataille d’Uccello pour aller nous incliner devant Les Onze.

Et les onze hommes vivants sont l’Histoire en acte, au comble de l’acte de terreur et de gloire qui fonde l’Histoire – la présence réelle de l’Histoire.

Tout est dit maintenant. Nous sommes revenus devant le tableau, où il n’y a ni cloches ni chevaux.

Et pourtant.
Et pourtant ces onze têtes font penser à autre chose. Quelque chose d’aussi mythique, légendaire, inscrit au tréfonds de nos mémoires, mais qu’on ne voit pas au premier abord.
Ou plutôt si. « Vous savez presque à quoi cela vous fait penser ». Vous pensez aux figures de chevaux représentées dans l’histoire, des Assyriens de Ninive à Uccello ou même jusqu’à Géricault. Ou encore bien avant. A l’époque où « Les hommes descendaient dans les grottes et faisaient des peintures » mais cela c’est dans un autre livre et vous aussi, Biblioblogueurs, vous savez à quoi cela vous fait penser, et c’est dans un autre livre déjà chroniqué. Et donc oui, vous avez compris, vous avez retrouvé l’image originelle pour Pierre Michon

C’est Lascaux. Monsieur. Les forces. Les puissances. Les Commissaires.
Et les puissances dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire.

C’est très beau. Ça sonne juste. C’est Michon.

Alice-Ange

Du même auteur : La grande Beune, Rimbaud fils.
Mais aussi Les Onze - Episode 1 : l'origine du monde.
Les Onze - Episode 2 : désir de lettres.
Les Onze - Episode 3 : le tableau de la Terreur.
Les Onze - Episode 4 : marge d'erreur.

Extrait :

Corentin ne rit pas. Peut-être qu’il n’écoute pas Collot, mais il le regarde. Il se dit avec une sorte de joie que le zèle compatissant pour les malheureux et la plaine des Brotteaux, la table hospitalière et la lande de Macbeth, la main tendue et le meurtre, nivôse et avril, c’est dans le même homme. C’est dans Collot, un de ces onze hommes qu’il va peindre.
Qu’il lui est donné de peindre. Il se dit encore que tout homme est propre à tout. Que onze hommes sont propres à onze fois tout. Que cela peut se peindre. Décidément non, il n’écoute pas Collot. Sa joie grandit. Sa joie sonne. Il écoute le souvenir des cloches. Il les entend quand elles s’ébranlent, quand elles croissent, quand elles sont à leur plein, quand elles décroissent. Quand elles s’arrêtent. Ses larmes de joie Collot ne les voit pas dans le noir, ou il croit que c’est du froid. Il est trois heures de la nuit. Allons, il est temps de se quitter. Collot déjà va seller l’autre cheval. Il l’amène sous le porche, il tient la bride : le cheval, les deux hommes, parmi les cloches enclouées. La lanterne, ils l’ont éteinte. Ils s’embrassent. Ils ne se reverront plus.


Les Onze     
Les Onze de Pierre Michon - Éditions Verdier - 144 pages