Mais comment raconter ce torrent de mots, d’images, de visions obsédantes, écrits dans une langue heurtée, malmenée, traversée de soudaines fulgurances ? Si le lecteur, submergé, malmené lui aussi, essaie d’organiser un peu ce chaos apparent, il découvre la naissance puis le déclin d’un grand domaine au-delà du Tage, au XXème siècle, édifié par un patriarche despote et brutal qui traite mieux ses animaux que sa famille et ses domestiques, assisté par un contremaître entièrement à sa dévotion.

L’histoire est d’abord racontée, de façon fragmentée, par bribes, répétitions incessantes, allers et retours entre présent et passé par « L’Idiot », un des deux petits-enfants du patriarche. Est-ce ce « Jaime » qui désespère sa famille et ne répond jamais à ce nom ? Au lecteur de se faire une opinion. Mutique, étranger à tous et à lui-même, il vit dans un monde où tout n’est que tremblement, violence et terreur : tremblement de la soucoupe de la tasse de la grand-mère, tremblement de l’image reflétée au fond du puits, violence des hommes et des animaux (le grand-père brisant à coups de maillet le genou d’un employé indélicat, les milans fondants sur les jeunes poulets ou les agneaux), terreur des grenouilles arrivant avec la montée des eaux… enfermé dans ce monde où tout semble se brouiller, se dissoudre dans le néant, il interroge inlassablement les portraits des défunts de la famille, source d’angoisse supplémentaire, car il ne sait s’il est mort ou vivant. D’ailleurs, a-t-il vraiment existé ?

Dans la troisième et dernière partie du livre, « L’Idiot » laisse la parole à d’autres membres de la famille ou des proches, qui expriment leur point de vue, se contredisant parfois, mêlant les époques. Ainsi sont réunies en un quintette virtuose les voix de Maria-Adelaïde, morte trop tôt, épouse du frère de « L’Idiot » et dont celui-ci était amoureux, du frère qui semble finalement être celui qui écrit l’histoire, de la cousine Hortelinda annonciatrice des morts à venir avec son éternel bouquet de giroflées, du commis, père probable de « L’Idiot », et enfin, du père « officiel », considéré lui aussi comme un idiot par son propre père.

Déroutée tout d’abord par cette histoire en lambeaux, ces récits éclatés, ces phrases sans ponctuation ou si peu, je me suis accrochée à ce texte, fascinée par ce qui m’avait rebutée au début : Antonio Lobo Antunes, grand écrivain mais aussi psychiatre, rend magnifiquement la confusion dans laquelle vit un jeune autiste, enfermé plus tard dans un asile et considéré par tous comme un « Idiot ». La perception très particulière qu’a ce garçon devenu adulte du monde dans lequel il vit, met à nu de façon saisissante la violence des rapports entre les êtres, la proximité des hommes et de la nature et la sauvagerie qui en découle, bien loin de toute vision édénique.

Une œuvre difficile certes, mais superbe et poignante, qui vous poursuit longtemps.

Marimile

Extrait :

Ils me rendent visite un dimanche par mois dans ce qui a été un jardin avec une fontaine en pierre sans eau, des grilles autour faisant mine de ne pas être des grilles, après les grilles, un mur (servant à quoi ? )
La fenêtre de la chambre où je dors des grilles également et voilà mon père, ma mère avec toutes ses épingles à cheveux et ses boucles d’oreilles bien droites, mon frère, mon grand-père, ils restent avec moi à parler de tout et de rien une heure ou deux (plus tard j’expliquerai mieux)
Puis ils repartent j’imagine par le même chemin que celui emprunté par les hommes qui m’ont amené ici, semblables à ceux qui servent le dîner dans le réfectoire en retirant les assiettes d’un chariot en aluminium tordu par les années, une route qui ne passe ni par la lagune ni par la frontière, je leur ai demandé
- vous croyez qu’il y’a des grenouilles plus grandes que nous ?
Et eux muets, c'est-à-dire l’un des hommes m’a donné une tape sur l’épaule
- Te tracasse pas avec les grenouilles va
- Et pourtant j’aurais juré que j’en distinguais le bruit…

La nébuleuse de l'insomnie
La nébuleuse de l'insomnie de Antonio Lobo Antunes - Christian Bourgois Editeur - 347 pages
traduit du portugais par Dominique Nédellec.