Ce nouveau roman de L. Gaudé s'organise sur trois narrations principales, comme en plusieurs cours d'eau qui finiront par se rejoindre en un long fleuve impétueux.
Le premier cours est celui d'Alexandre qui vit ses derniers instants, la remontée de ses souvenirs, sa crainte en devoir s'arrêter pour toujours. « Il a fini sa vie… Mais cet homme ne sait pas mourir. »
Le deuxième est celui de Dryptéis, la fille de Darius l'empereur vaincu par Alexandre. Dryptéis qui a tout fait, tout sacrifié pour se faire oublier de l'Empire, cette grande Hydre dévoreuse de tout. Elle, choisie par Alexandre pour le sauver de l'Histoire.
Le troisième est celui de Eripcléos, le fidèle envoyé au loin vers l'Est par Alexandre. « Je reviens. Je suis le seul, en tout le royaume à pouvoir te redonner vie. »

Plusieurs points de vue donc pour envisager les suites de l'après Alexandre, le poids de l'Empire, de l'Histoire. Alexandre chancelle, tombe. Rien ne sera plus jamais comme avant. Car tout s'accélère, s'enflamme. « Il faut faire vite. Il ne faut pas que l'Empire se fissure. » Mais déjà les dissensions apparaissent, vont lutter entre eux, ceux qui furent autrefois amis. Tout sera laid à partir de cet instant.

Toujours cette écriture au ton, au rythme si particulier. Une écriture propice au conte, à la tragédie grecque, légèrement teintée de fantastique. Le lent et inexorable cheminement du Destin. Le cours de chaque être, chaque chose est déjà écrit dans les étoiles, le vent ou un grand livre. Rien ne peut y changer. L. Gaudé est véritablement un conteur avec cette capacité à garder toujours son lecteur sous sa coupe. Étonnante, envoûtante cette relation des derniers instants d'Alexandre. Comme si du fait de ce Destin extraordinaire, cela ne pouvait pas être triste, mais beau, grand, lumineux à l'instar de l'homme de son vivant. Ainsi naissent les légendes.

Au milieu de ses thèmes de prédilection : les ravages de la guerre, la lutte pour le pouvoir, la puissance des hommes, leur aveuglement, on retrouve encore la femme. Dryptéis, comme Antigone ou Médée, cette femme forte, déterminée malgré les pertes et les souffrance. Femme entrant en résistance contre cet état de fait, cette faiblesse qu'on lui impose.
Drypteis, pourquoi survit-elle à tout ? Faut-il qu'elle soit le témoin de ces mondes qui gémissent et saignent ?

"Il est une chose qui reste solide, aussi solide que la puissance des montagnes, c'est le chant des femmes endeuillées." Quelque chose doit être sauvé de la laideur du monde.

Dédale

Du même auteur : Dans la nuit du Mozambique, La porte des enfers, Onysos le furieux, Sodome, ma douce, Cendres sur les mains, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Pluie de cendres, Combat des possédés, Le soleil des Scorta, Cris, Médée Kali, Ouragan, Kaboul, Les oliviers du Négus

Extrait :

Alexandre tourne avec fièvre, la tête en arrière, bouche ouverte vers le ciel. Il est bien. Il sait qu'il ne devrait pas s'épuiser ainsi, il sent que son corps n'en a pas la force mais il le fait avec ivresse, « C'est la dernière fois », pense-t-il. Il danse avec rage. Il voit à nouveau des visages autour de lui mais ce ne sont plus les mêmes que tout à l'heure, ce sont ses camarades morts. Héphaistion est là qui frappe dans ses mains avec vigueur pour battre le rythme, Héphaistion qu'il a pleuré pendant trois jours et trois nuits, le seul à lui ressembler véritablement, le seul qui aurait pu lui succéder. Il continue à tourner sur lui-même au rythme de la musique. Il est faible, il le sent. Si la musique ne le portait pas, il s'écroulerait mais il veut danser encore pour tout oublier. « A qui appartiens-tu Alexandre… ? », il n'entend plus la voix de sa mère, il est loin, dans les cimes de l'Hindu Kush, bravant le froid sous le regard étonné des aigles. Il est bien. La musique est plus forte que tout. C'est sur elle qu'il se concentre. Il ne veut plus rien entendre, ni les rires de ses camarades ni le son de sa propre voix lorsqu'elle donne des ordres. C'est la dernière fois qu'il danse. Quelque chose est né en lui qui ne va pas cesser de l'affaiblir et contre quoi il va devoir se battre. Il veut prendre des forces dans la musique, Chante, Af Ashra, il tourne, Chante, et le jeune homme chante d'une voix de roche, nasillarde, escarpée comme les défilés de rocailles qui esquintaient les sabots des chevaux, d'une voix givrée par les vents, il chante et la musique devient enivrante. Le temps est aboli, plus rien ne compte. Les musiciens frappent plus fort maintenant comme s'ils partaient en guerre. Le sol tremble sous la vibration des tambours, Alexandre tend les bras malgré sa faiblesse, pour prendre appui sur l'air. Ce que voient les convives, à cet instant, c'est un pantin ivre qui risque à chaque instant de tomber à terre mais ils se trompent, il est fort comme un aigle, la musique l'entoure et le porte. Quelque chose est possible, là, avec les tambours qui frappent le monde, un effacement, un oubli… Il n'y a rien de plus solide que la main d'Af Ashra qui heurte la surface des tablas avec vigueur. C'est la dernière fois qu'il danse, il le sait, mais il veut gagner chaque minute, et lorsque la douleur reviendra, que ce soit au cœur de la danse qu'elle le trouve.

Pour seul cortège
Pour seul cortège de Laurent Gaudé - Éditions Actes Sud - 186 pages