Le personnage principal est une femme, dont les cinq prénoms seront
égrenés au cours du roman. En dehors des dialogues, personne ne dit
je
. La jeune femme est la troisième personne. La narration faisant
par ailleurs entrer le lecteur dans le cerveau de cette femme, on peut
éprouver au début de la lecture de ce roman un curieux sentiment de
dissonance cognitive : pourquoi n'est-ce pas écrit à la première personne
puisque le narrateur a l'air de tellement bien connaître cette femme ? En
progressant dans la lecture de ce livre, j'ai pu voir des perplexités de ce
type s'éclaircir, être très étonné de leur résolution et me dire que
l'auteure m'avait bien eu !
La question de l'identité est un des éléments centraux de ce roman. On apprend en effet que la jeune femme, artiste indienne vivant entre l'Inde, les États-Unis d'Amérique et la France, est allée un an plus tôt chez un Naadi, un astrologue hindou qui serait en mesure de trouver dans des textes anciens des informations sur les personnes allant les voir, de connaître les fautes commises dans leurs vies antérieures et de proposer un rituel d'expiation. Très sceptique sur les pouvoirs du Naadi, la jeune femme s'interroge. Doit-elle procéder à ce rituel ? Si elle le fait sans y croire, cela compte-t-il ?
L'écriture de ce livre a très certainement demandé un important travail préparatoire à l'auteure ! En parallèle de la narration se déroule en effet une guirlande de thèmes plus ou moins paradoxaux autour des neurosciences. Ces développements utilisant une typographie différente du reste du roman sont illustrés par des dessins. Ils mettent en lumière certains comportements humains et leurs relations à des phénomènes se passant à l'échelle microscopique, dans notre cerveau ou ailleurs. Les apparentes digressions autour de ces sujets dérivent régulièrement jusqu'à la culture indienne.
Une partie de l'action du roman est située en Inde, mais celle-ci n'est guère fournie en détails qui imposeraient au lecteur un décor indien ; bref, ce n'est pas un roman aux senteurs épicées de pacotille. Pourtant, c'est un texte très indien que l'auteure a écrit. J'ai apprécié cette façon de mettre le lecteur en présence de paradoxes, d'y consacrer quelques réflexions et de les laisser en suspens, sans y avoir répondu de façon catégorique par un oui ou par un non. La vérité est souvent entre les deux, dans les nuances de gris plutôt que dans l'opposition blanc/noir, pour reprendre une comparaison apparue dans Babyji, le deuxième roman d'Abha Dawesar.
La façon qu'à le narrateur d'évoquer la culture indienne est très indienne aussi. Si certaines bandes dessinées sur des thèmes mythologiques (Amar Chitra Katha notamment) tendent peut-être à uniformiser la vision qu'en ont les jeunes Indiens, cette culture se transmet traditionnellement de génération en génération, avec toutes les possibilités de variations locales que cela permet. Je me souviens ainsi qu'un Indien m'avait dit un jour qu'il y avait cinq Vedas (alors que tout le monde sait qu'il y en a quatre) : n'a-t-il pas lui aussi en quelque sorte raison, puisque c'est la tradition orale de sa famille ? Le roman d'Abha Dawesar fait plusieurs fois référence au Mahâbhârata. Un des épisodes secondaires de l'épopée raconté dans le roman m'a fait m'interroger ; il s'agit de la mort d'Iravan, un des fils d'Arjuna. De mes lectures passées, je me souvenais d'une mort au combat. Au contraire, dans le roman, la mort d'Iravan est présentée comme un sacrifice volontaire sur l'autel de la déesse Kali. Cet exemple rappelle qu'il faut être très prudent avant d'énoncer quoi que ce soit sur l'Inde, et surtout qu'il faut bien réfléchir avant d'affirmer que quelqu'un a tort, parce que bien qu'en apparence contradictoire avec une autre vérité, son opinion pourrait bien être tout aussi vraie ! C'est le cas ici puisque le sacrifice à Kali est une particularité de certaines versions tamoules du Mahâbhârata...
Si son contenu m'a beaucoup plu, le livre édité par les éditions Héloïse
d'Ormesson souffre à mon avis de quelques défauts. Le plus gênant réside
dans la traduction, qui est globalement agréable à lire, mais dont la
qualité semble faiblir parfois, laissant apparaître quelques aspérités.
N'ayant pas accès au texte d'origine en anglais (qui n'a semble-t-il pas
paru), je ne peux émettre que des hypothèses. J'ai tout de même du mal à
concevoir que le texte d'origine parlait de tortues des Galápagos de
cinq cents tonnes
et si c'était le cas, cela aurait dû être corrigé
dans le processus d'édition, cela ne demande pas de connaissances
scientifiques particulières. Ce n'est pas le seul exemple, puisqu'à un
autre endroit des milliards de dollars sont devenus des millions de
dollars. J'ai également repéré plusieurs contresens dans la traduction des
références au Mahabharata ; j'admets volontiers que ce soit plus
difficile à détecter à la relecture... Mes griefs contre ces défauts du
texte français se sont apaisés quand j'ai remarqué qu'en tournant le livre
de 180° le dessin de couverture évoquant une tête d'éléphant se
transformait en la syllabe ॐ (Om).
Parmi les cinq romans de l'Abha Dawesar, mes préférés sont L'Inde en héritage et celui-ci, tous deux très différents de ses trois premiers romans (L'Agenda des plaisirs, Babyji et Dernier Été à Paris). C'est avec plaisir que l'on peut observer cet écrivain renouveler les thèmes de ses romans...
Du même auteur : L'Inde en héritage.
Extrait :
Elle n'est pas du genre, elle, l'artiste indienne, à se soucier à l'excès de son apparence. Cela l'étonne de penser qu'un jour dans le passé, tandis qu'elle faisait la queue chez l'épicier ou se tenait debout lors d'un vernissage, quelqu'un avait observé ses lèvres et ses rides tout comme elle observe les gens. Quand elle travaille, elle fronce souvent les sourcils, et parfois, assise devant le poste de télévision, elle sent que la partie intérieure de son visage se relâche. À d'autres moments, incapable au lit de trouver le sommeil, elle se rend compte que ses mâchoires sont très serrées et que ses lèvres se pressent l'une contre l'autre et lui font mal. Les émotions et états chimiques qui accompagnent ces épisodes fréquents ont laissé des traces sur son visage. Le temps et la pesanteur se ligueront pour les marquer davantage. Le fait qu'elle soit mortelle et insignifiante, ce que son esprit a du mal à saisir, se perçoit facilement lorsqu'elle pense au corps. Jour après jour, celui-ci se délabre jusqu'à se désintégrer totalement. Elle n'a pas d'enfant, mais si elle en avait, ça la rendrait folle de penser qu'un jour eux aussi se flétriront et mourront. Quand elle songe à la vieillesse et à la mort, c'est là sa seule consolation : au moins elle n'a pas d'enfants.
Sensorium d'Abha Dawesar - Héloïse d'Ormesson - 397 pages
Traduit de l'anglais par Laurence Videloup.
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