Dans ce récit autobiographique, Margaux Fragoso parle donc de son expérience de la pédophilie du point de vue de l'enfant. Elle n'avait que 7 ans le jour où elle a rencontré Peter (alors âgé de 51 ans) dans le bassin de la piscine municipale. Elle trouvait que ce papa, qui jouait avec ses deux fils, n'était pas comme les autres adultes.

Les enfants sentent la séparation entre eux et les adultes comme les chiens se savent séparés des humains, et même si les adultes jouent parfois aux jeux d'enfants, ce sentiment demeure. Lui, il aurait pu se tenir dans une file de cent hommes de même corpulence et allure, je l'aurais désigné entre tous et je lui aurais demandé : « Je peux jouer avec toi ? »

« Je peux jouer avec toi ? » Cette simple question va définitivement changer l'existence de Margaux. Après cette après-midi très innocente, Margaux ira très régulièrement chez Peter, accompagnée de sa mère, pour officiellement jouer avec les fils de Peter. Mais bien vite, Margaux délaissera les garçons pour jouer exclusivement avec cet adulte qui n'en est pas un. Séduite par sa candeur et sa capacité à jouer comme elle, Margaux trouve dans cet adulte si différent, un échappatoire à son quotidien : une mère psychologiquement fragile qui fait de fréquents séjours à l'hôpital ; un père qui l'aime mais se montre très souvent violent et autoritaire. À la maison, Margaux n'a que très peu d'occasion de rire. Alors, cet homme qui se prête avec plaisir à ces délires de petite fille, c'est au départ un vrai cadeau pour Margaux, une bouffée d’oxygène. Du haut de ses 7 ans, elle ne peut comprendre que le comportement de Peter est anormal. Il aurait fallu pour cela que ses parents le lui disent. Mais l'un et l'autre, refusent d'admettre l'inadmissible. Car bien sûr l'inadmissible va se produire.

Peter Curran est un homme malade et dangereux. Lui-même abusé pendant l'enfance, il va exercer sur Margaux une emprise psychologique de tous les instants pour qu'elle ait à chaque fois l'impression d'être à l'origine de la progression de leur relation. Margaux raconte aussi bien les scènes les plus anecdotiques que les jeux pervers. Certains des passages sont insoutenables, aussi bien dans leur description que dans ce que cela implique. Car Margaux, comme beaucoup de victimes de maltraitance, trouve mille et une excuse à son bourreau et s'octroie parfois la responsabilité du malheur de Peter. Persuadée de la sincérité de leur amour, elle ne comprend pas pourquoi les "jeux" de Peter la mette si mal à l'aise et pense que c'est elle qui est fautive.

Et c'est sans doute ce qui est le plus dérangeant dans cet ouvrage. Ne pouvant se rendre compte par elle-même de l'anormalité de la situation, l'enfant Margaux vit cette histoire comme une relation amoureuse. Si le lecteur perçoit toute la monstruosité de la situation, les réactions de Margaux montrent comment elle restera attachée à celui qui la détruit et sera même prête à prendre sa défense envers et contre tous pendant plus de 15 ans. L'enfant deviendra ainsi une adolescente, puis une jeune adulte, mais ne sera jamais en capacité, avant la mort de Peter et l'intervention d'un tiers, de se sortir de cette relation perverse.

En début de billet je m'interrogeais sur la nature de ce récit : témoignage ou œuvre littéraire ? Tigre, tigre ! est bien sûr un témoignage, mais il y a aussi dans l'écriture une volonté de travailler le langage, de le modeler pour rendre la complexité de cette relation, d'user de métaphores filées aussi frappantes que maîtrisées. Margaux Fragoso oscille entre une écriture parfois très lyrique et des descriptions crues et insoutenables. Et c'est bien cette langue qui m'a permis de lire ce roman dans son intégralité. Je doutais en effet au début de ma lecture de réussir à aller jusqu'à la dernière page. Bien des fois, je me suis demandé si je n'allais pas fermer le livre définitivement. Mais l'écriture de Margaux Fragoso nous aide effectivement à passer au-delà de l'insupportable pour l'accompagner jusqu'au terme de son récit.

Bien sûr, ce roman n'est pas à conseiller à tout le monde. Plus que la violence et la crudité de certaines scènes, ce sont toutes celles, bien plus nombreuses, où Margaux se met elle-même en situation de danger pour satisfaire son bourreau, où elle nous présente Peter avec ses yeux d'amoureuse, qui sont le plus troublantes et le plus  éprouvantes. Peter est présenté lui aussi comme une victime : victime de son passé, de sa maladie, et même parfois de Margaux. Il ne s'agit pas pour Margaux d'excuser aujourd'hui son persécuteur et tel n'est pas le propos de l'ouvrage. Mais Margaux Fragoso montre parfaitement comment les mécaniques de manipulation rendent complexes les dénonciations. En ce sens, Tigre, tigre ! remplit l'un des enjeux de la littérature qui est de nous heurter et de nous questionner.

Laurence

Extrait :

« Ça n'arrivera jamais, Peter. » Je le serrai dans mes bras. « Nous mourrons avant. Tu me tueras en m'étranglant ou en m'étouffant sous un oreiller, et puis tu te rueras. Comme Roméo et Juliette. Et ce sera comme tu dis, ce sera comme ça, comme une boule à neige quand tu la retournes et que ça recommence et encore et encore, ce sera si beau.
- Je t'aime tellement », dis Peter. Je caressais son visage et ses cheveux. « Ce qu'il y a, c'est que je ne peux pas supporter cette épée que tu tiens au-dessus de ma tête, quand tu la brandis comme si tu étais mon bourreau, tu es là à aiguiser la lame… je ne supporterais pas d'aller en prison. Tu le sais. »
Cette épée était notre secret. Parfois, quand nous nous battions, je perdais tout contrôle et je menaçais d'aller à la police et de tout leur raconter. Ç'aurait été de l'autodestruction parce que si jamais Peter était arrêté, je me sentirais tellement coupable - je le savais - que je n'aurais plus qu'à me tuer. Jamais je ne pourrais trahir la seule personne à prendre vraiment soin de moi.

Tigre, tigre !
Tigre, Tigre !
de Margaux Fragoso - Éditions Flammarion  - 403 pages
Traduit de l'anglais (Américain) par Marie Darrieussecq