La notice pourrait s’arrêter là et l’éditeur aurait pu s’en contenter pour son dictionnaire de cinéma. Seulement voilà. C’était sans compter la rencontre entre Nathalie Léger et Barbara Loden, au travers de ce long métrage qui recèle un quelque chose d’indéfinissable qui a saisi Nathalie Léger. Et celle-ci ne s’est pas contentée d’écrire une simple notice pour son éditeur, mais en a fait un livre sur l’écriture – cinématographique ou non.
Wanda est l’histoire d’une femme ballottée par la vie, épouse et mère d’enfants qu’elle abandonne, jouant un rôle absurde dans un fait divers – un braquage raté, organisé par un paumé comme seule l’Amérique sait en produire – et qui remercie le juge de sa condamnation à quelques années de prison : là au moins, elle sait où elle va habiter.
Il faudrait donc écrire : dans ce livre Nathalie Léger parle de Barbara Loden, qui parle de Wanda, qui parle en fait de Alma Malone, alias Miss None. Mais ce serait impossible à expliquer. Parce qu’il est question d’une mise en abyme, de poupées gigognes, de récits de femmes qui s’emboîtent les uns dans les autres, avec un dénominateur commun : la fascination des unes pour les autres.
Tout était pourtant parti d’une simple commande, ce n’était pas compliqué, il s’agissait d’écrire une notice pour un dictionnaire de cinéma. « N’y mettez pas trop de cœur » avait suggéré l’éditeur. Nathalie Léger part donc sur les traces de Barbara Loden, puis sur celles de Wanda, qui l’amènent à Alma Malone, parce que « pour écrire peu il faut en savoir long » pense-t-elle. Lieu du tournage, articles de journaux, témoignages, tout est bon pour Nathalie Léger pour mener l’enquête et comprendre la genèse du film.
Mais Nathalie Léger ne sait pas qu’elle part pour une longue traversée. Barbara Loden ne savait pas elle-même ce qu’elle faisait en jouant le personnage de Wanda.
« Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine » dit Marguerite Duras.
Placé sous l’égide de la grande écrivain française, ce récit ensorcelant nous parle donc de création et de filiation.
De création parce que l’écriture s’y déroule comme pour l’écriture d’un scénario : « Je parle d’un objet cinématographique, donc qui obéit à des plans, à des ruptures » explique Nathalie Léger. Mais aussi de filiation parce que de façon apparemment incongrue le seul personnage du XXIème siècle aux côtés de Nathalie Léger est celui de sa mère, une mère « qui rêve de visiter Ganagobie », mais finalement non, ce serait trop décevant, par rapport au souvenir qu’elle en garde.
Nathalie Léger tente d’expliquer à sa mère ce qu’elle fait, et pourquoi elle s’acharne sur le personnage de Barbara Loden, mais en vain : personne ne peut expliquer pourquoi un écrivain choisit un sujet plutôt qu’un autre.
L’écriture oscille donc du présent de Nathalie avec sa mère, à Wanda ou plutôt Alma Malone pendant le fait divers, aux images « cut » du film Wanda.
Ce récit dense et bref est construit à la façon d'un puzzle, dont les pièces nous sont délivrées petit à petit, comme si Nathalie Léger nous livrait le script du film mêlé à son enquête sur Barbara Loden et ses figures associées.
Et ce dénominateur commun, alors ? Il traverse ces poupées gigognes, on le ressent dans le vertige qui nous saisit à la représentation de ces femmes qui se reflètent les unes les autres, on peut le débusquer entre les lignes :
Je me souviens de ma mère faisant des gestes absurdes, feints, traqués, dès que mon père était là. La panique qui marquait son visage. Et comme Wanda, cette fixité inquiète dans le regard, cette manière particulière de scruter le visage impassible de l’homme pour comprendre et anticiper.
Wanda et la mère de Nathalie Léger, réunies par un même destin ? On ne sait pas, c’est mystérieux, mais ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il y est question du rapport des femmes avec les hommes, de séduction, de soumission, et de bien d’autres choses encore.
Mais une des clefs se cache peut-être aussi dans l’une des rencontres que fait Nathalie Léger aux Etats-Unis lorsqu’elle enquête sur Barbara Loden. Elle y rencontre Mickey Mantle, qui a dû être un grand joueur de base-ball, à son époque, dans les années 50. Il a bien connu Barbara Loden.
Et Nathalie Léger a cette trouvaille : ce mineur, ce Mickey Mantle, joueur de Base-ball dans le Connecticut, a un jour lu Proust. Oui, vous avez bien lu : notre plus grand écrivain français.
Oh pas toute la Recherche, non, juste une phrase, mais elle suffit à éclairer le pourquoi de ce récit, et c’est presque trop beau pour être vrai : « Les yeux de l’esprit sont tournés au-dedans, il faut s’efforcer de rendre avec la plus grande fidélité possible le modèle intérieur. »
Parfois l’écriture est si forte qu’une phrase seule peut percer la carapace d’un joueur de base-ball américain.
Et parfois l’écriture d’une notice peut être si forte qu’elle peut percer la carapace de lecteurs d’aujourd’hui.
C’est le cas avec ce Supplément à la vie de Barbara Loden.
Alice-Ange
Du même auteur : L'exposition
Extrait :
Quelle est l’histoire ? m’avait demandé ma mère. Elle avait à peine posé la question, faisant mine d’être intéressée pour m’être agréable mais indifférente au fond, prête à revenir aux récits ordinaires de la vie, plus anecdotiques, plus parlants, plus vivants pour elle, une cousine morte, une amie malade, un enfant qui risquait de l’être, elle avait à peine posé la question que le vide s’était installé dans mon esprit, un brouillard, une méconnaissance, et alors que tout était clair, évident, tout est devenu brutalement inconsistant dans la réverbération effrayante des bruits environnants tandis qu’elle tournait machinalement sa petite cuillère dans sa tasse de café presque vide en attendant un récit. C’est l’histoire d’une femme seule. Ah. L’histoire d’une femme. Oui ? L’histoire d’une femme qui a perdu quelque chose d’important et ne sait pas bien quoi, un mari, sa vie, autre chose peut-être encore mais on ne sait pas quoi, une femme qui se sépare de son mari, de ses enfants, qui rompt mais sans violence, sans désir peut-être même de rompre. Et ? Et rien.
Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger - Éditions P.O.L - 160 pages
Commentaires
jeudi 4 octobre 2012 à 10h27
Alice Ange, merci pour ce très beau billet. Je ne me souvenais que très vaguement du "Fleuve sauvage" et avais complètement oublié Barbara Loden. Ce récit( j'aime beaucoup le titre) m'a l'air assez fascinant.
jeudi 4 octobre 2012 à 20h25
Marimile, je n'avais pas lu "Fleuve sauvage" mais oui ce récit est bel et bien fascinant.
Et c'est vrai, le titre est très bon !
samedi 13 octobre 2012 à 21h41
Chère Alice Ange
Quel bonheur et satisfaction de lire ton très beau billet sur ce livre de Nathalie Léger
Voici une 'vraie' critique qui tient compte des questions qui se posent et peut être ne se résolvent pas mais le mystère vaut la chandelle
Et la construction des mises en abîme : quel apprentissage et dégustation assemblés pour un lecteur !
Merci encore
ASAMETWO
dimanche 14 octobre 2012 à 10h50
Asametwo, c'est un vrai plaisir de lire ce commentaire ce matin.
J'ai eu un vrai coup de coeur pour ce "Supplément à la vie de Barbara Loden", dont il faudrait encore dire des choses, notamment sur le titre. Je te rejoins dans l'idée que ce livre ouvre des questions sans les résoudre, ce qui est pour moi la marque des grands livres.
Au plaisir d'échanger à nouveau sur Biblioblog
samedi 24 novembre 2012 à 15h39
Barbara Loden étant en quête de Wanda ou d'elle même
Nathalie Léger est en quête d'histoires cde femmes....
Livre troublant malgrè sa fluidité narrative
samedi 24 novembre 2012 à 16h47
C'est vrai, Martinem, toutes ces histoires de femmes qui s'emboîtent comme des poupées gigognes, donnent un récit troublant en définitive, c'est tout à fait juste. Peut-être par cette question des relations qu'entretiennent ces femmes avec leur image. Et effectivement, avec une apparente fluidité dans la narration, le mystère reste entier quand on referme le livre.