C’est après avoir lu La Moitié d’une vie et rencontré Darin Strauss que j’ai eu envie de lire ses romans. Rappelons que La Moitié d’une vie est un récit dans lequel parvenu à l’âge de trente–six ans, il raconte comment à dix-huit ans, il a accidentellement tué une jeune fille. Il précise dans ce récit que la mère de la victime a prononcé une phrase qui n’a dès lors cessé de le hanter : « vous allez devoir vivre pour deux à présent ». Cette phrase, cet ordre lui devint une obsession. Au point de consacrer son premier roman à un couple de frères physiquement inséparables. L’image du double est d’ailleurs présente dans tout le roman, sous diverses formes.

Avant d’attiser les convoitises, les deux frères doivent affronter moqueries et superstitions. La première partie de leur enfance se déroule dans la naïveté, sans rencontrer d’autres enfants et en croyant que c’est en entrant dans l’âge adulte que les frères sont séparés. Aux batailles entre gosses succèdent bientôt les croyances du fin fond du Siam. Le roi Rama en personne désire les voir pour se rendre compte de leur nature. Ils sont d’abord jetés en prison (à l’âge de sept ans) mais finissent par regarder le roi en face. Quand ils sont quasi capturés et arrivent aux Etats-Unis, ils ne sont encore que des adolescents que l’on va exhiber partout, sans qu’ils n’en tirent aucun profit.

Grâce au second fil narratif, le lecteur sait cependant qu’ils vont se sortir de cet esclavage et rencontrer deux sœurs qui deviendront leurs femmes. Le récit d’Eng se fait alors plus intime. Il rêve de solitude bien sûr, d’intimité mais avant tout d’amour. A trente ans, ils n’ont jamais imaginé qu’une femme puisse les regarder autrement que d’un air moqueur. Les filles Yates vont pourtant les épouser, mais pas par amour… Mais c’est la femme de son frère qu’Eng désire, et pendant des années, il fantasmera sur elle, parfois si proche.

On imagine sans peine que ce roman contient des scènes terriblement fortes et parfois psychologiquement violentes. Cependant Darin Strauss choisit de ne pas de s’appesantir sur quelques images trop attendues pour privilégier l’humanisme. La voix d’Eng est celle d’un homme qui souffre d’un mal inédit qui lui vaut d’être à la fois paria parmi les hommes, radicalement différent et objet de convoitise, voire d’admiration. Leur vie singulière et véridique force l’admiration de même que le travail de Darin Strauss à qui la fiction permet de donner la parole à des hommes dont l’Histoire ne se souvient que par l’apparence.

La tolérance est au cœur de ce roman et l’humanité du récit d’Eng. Chang et Eng ne sont pas semblables, ils ne sont pas un homme mais deux, nullement interchangeables. En entendant la voix de l’un, le lecteur découvre l’autre, comprend la solitude qui les enferme malgré la gémellité. Le tout sur un mode romanesque déjà très maîtrisé qui emporte le lecteur sur les pas de ces deux hommes qui pour leur malheur représentèrent une forme tout à fait particulière d’êtres humains.

Yspaddaden

Extrait :

Les yeux clos, en sueur, Chang se mordit les lèvres, et eut un sourire triomphal. Une sensation, semblable à la caresse d’une plume sur tout mon corps, me fit frissonner. Instinctivement, mes lèvres se tendirent en un O vers la joue de la femme de mon frère. Je suspendis leur vol au dernier moment, espérant que mon geste était passé inaperçu. Dehors, le vent souffla telle une plainte à travers les magnolias. Le matelas répondit par un grincement.
Ce fut tout. Oui, je jetai un coup d’œil vers la femme de mon frère à ce moment, mais juste dans l’espoir d’y trouver une réponse. Je m’imaginais que de l’avoir vue dévêtue me permettrait de comprendre cette femme – de ne plus rien ignorer des secrets de son unicité, de saisir son essence, de trouver la clef de toutes ces boîtes imbriquées les unes dans les autres. Je me trompais, bien sûr. Je ne vis rien transparaître de sa personnalité, bien au contraire. Elle m’apparut plus mystérieuse que jamais, cette belle-sœur ; cette Adélaïde aux mille facettes.

Chang & Eng
Chang & Eng, le double-garçon de Darin Strauss - Éditions du Seuil - 349 pages
Traduit de l’anglais par Aline Azoulay