Avec ces six articles, on pourra apprécier une autre facette du talent de l'auteur coiffée ici de la casquette de chroniqueuse de la vie londonienne.

Lors de ses déambulations sur les quais de la Tamise (Les docks de Londres, rendus de magnifique façon, très photogénique), les boutiques d'Oxford Street (La marée d'oxford Street) ou les maisons d'écrivains célèbres et pas des moindres, celles de Keats, Carlyle ou Dickens (Maisons de grands hommes), V. Woolf nous présente la capitale anglaise sous d'autres angles.

Sous le flot de La marée d'Oxford Street, on suivra les incidences de l'argent du commerce sur la création de nouveaux produits pour les clients, les changements opérés sur l'architecture des immeubles de ces rues toujours effervescentes. L'auteur parle d'architecture de « l'éphémère » et le sens du « durer ». Idées encore bien d'actualité de nos jours. Une ville en perpétuelle métamorphose.

Une ville où tout s'accélère, la multitude des gens, petits, pressés. « Nous n'avons pas le temps, allions-nous dire, de réfléchir sur la vie et la mort  ». Que dire de ces abbayes et cathédrales où à l'intérieur, « nous ressentons cette dilatation du temps et de l'espace, cette libération de la hâte et de l'effort. » A croire V. Woolf, la capitale est une cité de tombes, mais c'est aussi une cité en plein dans la marée, dans le flot de la vie humaine.

L'auteur ne garde pas son humour au fond de sa poche. Car Voici la Chambre des Communes comparée à une volée d'oiseaux, toujours en mouvement, toujours piaillant. Les parlementaires se disputent joyeusement, parfois âprement tout en respectant un code de conduite particulier et son secret fonctionnement.
Il ne faut pas non plus oublier la grande institution qu'est la Londonienne à ses visites, comme cette vraie cockney, Mme Crowe (Portrait d'une Londonienne).

V. Woolf rend de façon fort intelligente ses observations sur ce Londres des années 30. C'est « une cité surpeuplée, compacte, nervurée, dominée par ses coupoles, ses cathédrales tutélaires… » (Abbayes et cathédrales). On s'y croirait !

Et que dire sur le style de l'auteur phare du début du XXième siècle. Ces articles sont extrêmement bien écrits, structurés, développant des idées claires sans volonté d'embobiner le lecteur. Point de langue de bois dans ces articles, juste des observations exprimées avec talent. Certains journalistes de nos jours pourraient s'en inspirer, cela ne leur ferait pas de mal, ainsi qu'à leurs lecteurs.

A lire avant de se (re)plonger dans les romans, essais, journaux de la Grande Virginia.

Dédale

Du même auteur : La chambre de Jacob, Flush : une biographie, Une chambre à soi.

Extrait :

in Portrait d'une Londonienne

Un tête-à-tête avec Mme Crowe ne s'était jamais vu. Elle n'aimait pas les tête-à-tête. Particularité qu'elle partageait avec de nombreuses hôtesses, elle n'était jamais spécialement intime avec qui que ce fût. Par exemple il y avait toujours un homme âgé dans le coin près du bonheur-du-jour – et qui, en vérité, semblait faire partie de cet admirable exemple de meuble du dix-huitième au même titre que ses pieds en laiton. Mais on lui disait toujours Monsieur Graham – jamais John, jamais William : bien que parfois elle lui disait « cher Monsieur Graham » comme pour souligner le fait qu'elle le connaissait depuis soixante ans.
La vérité, c'est qu'elle ne voulait pas d'intimité, elle voulait de la conversation. L'intimité a coutume d’engendrer le silence, et elle avait horreur du silence. Il fallait parler, et en général, et à propos de tout. Il ne fallait pas être trop profond, ni trop intelligent, car si on s'avançait trop dans un sens ou dans l'autre quelqu'un se sentirait certainement exclu et resterait sans rien dire, sa tasse à thé à la main.
De sorte que le salon de Mme Crowe n'avait pas grand-chose de commun avec les salons célébrés par ceux qui écrivent des mémoires. Il y venait souvent des gens intelligents – juges, médecins, membres du Parlement, écrivains, musiciens, des gens qui voyageaient, d'autres qui jouaient au polo, des acteurs et des rien du tout, mais si l'un d'eux disait quelque chose de brillant c'était plutôt ressenti comme une brèche faite à l'étiquette – un accident qu'on ignorait comme une crise d'éternuements ou la catastrophe causée par un muffin. La conversation qu'aimait Mme Crowe et qu'elle inspirait était une version glorifiée du commérage villageois. Le village était Londres, et les commérages londoniens.

La scène londonienne
La scène londonienne de Virginia Woolf - Éditions Christian Bourgois - 77 pages
Traduit de l'anglais par Pierre Alien