A première vue, quoi de commun entre le sermon de Saint Augustin, évêque d’Hippone (l’actuelle Annaba en Algérie), prononcé en décembre 410 à l’annonce de la chute de Rome et la minuscule histoire de deux jeunes gens d’aujourd’hui, et de leur famille, propriétaires d’un bar dans un village de la Corse du sud ? Et pourtant les paroles et la pensée de Saint Augustin irriguent et scandent le livre, le structurant en six chapitres avec pour épilogue un Sermon sur la chute de Rome refaçonné par l’auteur. Ce qui unit l’histoire des « héros » du roman et Saint Augustin, c’est la réflexion sur la chute du monde ou des mondes : les grands empires comme l’Empire romain, l’Empire colonial français, le monde européen tel qu’il était avant la guerre de 14-18 ou « le meilleur des mondes possibles » que croyaient naïvement construire Mathieu et son ami Libero dans leur village corse sont aussi périssables les uns que les autres. Car « ce que l’homme fait, l’homme le détruit » et « Dieu n’a fait pour toi qu’un monde périssable ». Le monde peut être vaste ou petit, mais l’homme aussi est un monde à lui tout seul, qui, selon le narrateur, se croit Dieu et n’est qu’un démiurge : « Le démiurge n’est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu’il crée un monde, et bientôt, sa création lui échappe et le dépasse et s’il ne la détruit pas, c’est elle qui le détruit à son tour. »

Le récit, fragmenté, s’ouvre sur une photo de famille, en Corse, prise l’été 1918. Deux absents, le père, prisonnier en Allemagne, et Marcel, le dernier fils, pas encore né. Cette photo, « qui a fixé le visage énigmatique de l’absence », Marcel, le dernier survivant, la conservera jusqu’à sa mort comme témoin d’un monde pas totalement disparu tant qu’il la regarde, mais qui s’effacera définitivement après lui. Marcel est aussi le grand-père d’Aurélie, sa préférée, et de Mathieu qui grâce ( ? ) à lui, peut racheter un bar et, avec son ami Libero faire revivre le village natal. A des degrés divers, les quatre personnages ont vu ou vont voir la chute de leurs illusions et des mondes qu’ils avaient voulu construire. Marcel, contraint d’abandonner sa formation d’officier par la défaite de 40, est devenu administrateur dans des postes isolés de l’Afrique coloniale où s’enlise son rêve de réaliser une grande œuvre ; après la disparition de l’Empire, il ne peut que revenir dans son village natal qu’il avait voulu fuir. Mathieu et Libero après de décevantes études de philosophie (Saint Augustin pour Libero, Leibnitz pour Mathieu), décident de retourner au village et gagner de l’argent facile avec leur bar. Mais le paradis qu’ils avaient cru créer se révèle un enfer : « Toi, vois ce que tu es. Car nécessairement vient le feu ». Aurélie, jeune archéologue qui participe aux fouilles d’Hippone à la recherche du site de la cathédrale où Saint Augustin prononçait ses sermons, et amoureuse d’un collègue algérien, doit renoncer à ses recherches et à son rêve d’une relation avec celui-ci, la situation politique de l’Algérie le lui interdisant.

Si Marcel et Aurélie, très proches l’un de l’autre et lucides sur leurs situations respectives sont victimes d’événements historiques qui les dépassent, Libero et Mathieu vont à la catastrophe, misant aveuglément sur la stupidité des autres et rendus stupides à leur tour par le milieu ambiant, délétère et vulgaire. Jérôme Ferrari fait œuvre de moraliste, mais aussi bien sûr de philosophe, posant les problèmes de la responsabilité des hommes et de la grâce divine. Mais « Quelle promesse Dieu peut-il faire aux hommes Lui qui les connaît si peu qu’Il resta sourd au désespoir de Son propre fils… » Le pessimisme de l’auteur rejoint ici celui de Saint Augustin, adouci cependant par les gestes de compassion d’une jeune femme, la main d’Aurélie sur celle de son grand-père mourant ou les larmes d’une autre pour Saint Augustin sur son lit de mort.

Tout le récit est porté par une langue magnifique s’adaptant parfaitement au propos et aux situations : il se déroule en amples périodes majestueuses lors de l’évocation de l’évêque d’Hippone ou de l’odyssée de Marcel, se fait truculent et même trivial dans les descriptions de la vie du bar, caustique pour décrire la cécité volontaire de Mathieu, expert en fuite de la réalité.

Ce billet est loin de rendre compte de la richesse d’un roman exigeant, qui requiert la vigilance du lecteur, amplement récompensé cependant de son effort.
Un grand livre.

Marimile

Du même auteur : Où j'ai laissé mon âme, Dans le secret.

Extrait :

Car le monde avait déjà disparu au moment où fut prise cette photo, pendant l’été 1918, afin que quelque chose demeure pour témoigner des origines et aussi de la fin, il avait disparu sans que personne s’en aperçoive et c’est avant tout son absence, la plus énigmatique et la plus redoutable des absences fixées ce jour-là sur le papier par le sel d’argent, que Marcel a contemplé toute sa vie, en suivant la trace dans la blancheur laiteuse du vignettage, sur les visages de sa mère de son frère, et de ses sœurs, dans la moue boudeuse de Jeanne-Marie, dans l’insignifiance de leur pauvres présences humaines alors que le sol se dérobait sous leurs pieds ne leur laissant plus d’autre choix que de flotter comme des spectres dans un espace abstrait et infini, sans issue ni directions, dont même l’amour qui les liait ne pouvait les sauver parce qu’en l’absence du monde, l’amour lui-même est impuissant. Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes ni de quoi dépend leur existence.
Quelque part dans l’univers est peut-être inscrite la loi mystérieuse qui préside à leur genèse, à leur croissance et à leur fin. Mais nous savons ceci : pour qu’un monde nouveau surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien. Et nous savons aussi que l’intervalle qui les sépare peut être infiniment court ou au contraire si long que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines d’années à vivre dans la désolation pour découvrir immanquablement qu’ils n’ont pas vécu.

Le sermon sur la chute de Rome
Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari - Actes Sud - 202 pages.