J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer ici le Mahābhārata dans un billet sur Le Palais des Illusions de Chitra Banerjee Divakaruni. J'en avais même fait un résumé. Il convient de commencer par dire qu'il n'est absolument pas nécessaire d'être familier avec l'épopée pour lire Parva. Comme je le disais à la suite de mon résumé, la plus grande des richesses de l'épopée réside dans les histoires annexes qui y sont racontées. La rivalité et la guerre entre les deux fratries cousines des Pāṇḍava et Kaurava s'insère en réalité dans un mythe-cadre qui est exposé dans Ādi Parva, le premier des dix-huit livres qui constituent le Mahābhārata. La première moitié du livre d'Amruta Patil est consacrée à ce mythe-cadre et la seconde raconte d'autres parties d'Ādi Parva allant de la légende de Yayāti à la naissance des Pāṇḍava et Kaurava.

Une caractéristique du Mahābhārata est de mettre en scène sa propre récitation qui a lieu en marge d'un sacrifice de serpents célébré par le roi Janamejaya, descendant des Pāṇḍava. Pour bien comprendre cet épisode, il convient de revenir en arrière et d'explorer quelques branches narratives entremêlées. C'est un tour de force qu'a réalisé Amruta Patil de permettre au lecteur de se promener dans ces histoires qui le font remonter aux mythes fondateurs. Pour le lecteur occidental, ceci peut constituer une formidable introduction à la mythologie hindoue.

En effet, par rapport aux représentations classiques (que l'on peut observer par exemple sur les temples ou sur les miniatures), les caractères essentiels des divinités et des scènes mythologiques ont été préservés. Toutefois, et c'est ce qui rend ce livre tout autant intéressant quand on connaît un peu l'iconographie classique, l'auteure a réinterprété certaines scènes pour en donner sa propre vision tout en gardant l'esprit des représentations canoniques. Pour ne donner qu'un seul exemple, dans la représentation de Viṣṇu couché sur le serpent Ananta flottant sur l'océan cosmique, une image qui est reproduite sur la couverture, c'est une fractale que l'auteure a dessiné pour évoquer les têtes multiples du serpent Ananta.

Parmi les mythes les plus remarquables évoqués dans le livre, on pourra apprécier celui du Barattage de l'Océan qui donne son sous-titre au livre en anglais (Adi Parva: Churning of the Ocean), lequel est curieusement traduit en français en L'Éveil de l'Océan. Dans ce mythe, les dieux, les démons et d'autres créatures s'associent pour extraire la liqueur d'immortalité (amṛta, dont des transcriptions alternatives sont Amrit et Amruta, la dernière étant utilisée dans le prénom de l'auteure !). La possession de l'Amrit provoquera une discorde générale que l'auteure incite le lecteur à considérer comme une métaphore annonciatrice du récit principal du Mahābhārata qui sera développé dans les deux prochains volumes.

Le dessin d'Amruta Patil prend essentiellement deux formes. L'une correspond au temps de la narration qui est confiée dans ce volume à la déesse fluviale Gaṅgā. C'est dans un univers gris que la déesse et ses auditeurs évoluent. Comme dans le Mahābhārata (et dans une certaine mesure dans Les Mille et Une Nuits), les auditeurs peuvent poser des questions qui conduiront ici Gaṅgā à dérouler d'autres récits. Les auditeurs peuvent également faire preuve d'une certaine ironie... Les histoires racontées par Gaṅgā sont au contraire beaucoup plus colorées. Le trait possède une certaine fraîcheur, la spontanéité ayant été privilégiée au fignolage des détails. Les images sont le fruit d'un usage intensif de la technique du collage. Parmi les matériaux utilisés, on dénombre des photographies, des pages de magazines de mode, etc. Souvent, quelques lignes de textes subsistent sous la forme de messages quasi-subliminaux rédigés dans diverses langues.

Il est normal d'avoir le sentiment de perdre pied en lisant Parva. Quiconque essaierait par exemple de retrouver la chronologie précise des épisodes mythologiques risquerait de se perdre dans le dédale des récits ! L'auteure en joue d'ailleurs puisque certains personnages apparaissent en arrière-plan dans certaines images avant d'avoir été explicitement introduits. On pourra donc relire avec plaisir ce livre pour y découvrir des détails insoupçonnés en première lecture, laquelle sera facilitée par la présence en fin de volume d'un glossaire relativement complet.

Bien sûr, les pinailleurs pourront toujours pinailler, mais ce livre est à ce jour l'adaptation la plus fidèle au texte d'origine que j'aie lue, alors-même que c'est sans doute la plus innovante dans sa forme ! J'attends donc avec impatience les deux volumes suivants et recommande sans aucune réserve ce livre à tous ceux qui voudraient s'initier à la mythologie indienne.

À lire : L'interview d'Amruta Patil faite à l'occasion de la sortie de ce livre.

Joël

Extraits :

Voici une mise en garde et un secret : faites confiance à qui déroule humblement le fil d'un récit. Méfiez-vous du fanfaron qui embellit ou complique à souhait. Ne lâchez pas l'histoire, même lorsqu'elle passe de main en main. Ne la lâchez pas.
[...]
L'essentiel exige qu'on s'y attarde, qu'on y revienne. Où serait la dimension cosmique d'une histoire qui s'offrirait tout entière dès la première écoute ? Ne lâchez pas l'histoire. Le moment venu, comme la rose qui s'épanouit, elle révélera ses secrets.

Les premières pages du livre peuvent être feuilletées ici, sur le blog d'Amruta Patil qui y a mis en ligne d'autres dessins tirés de Parva et de son premier roman graphique Kari.

Parva
Parva d'Amruta Patil - Au diable vauvert - 274 pages
Traduit de l'anglais par Marielle Morin.