Amruta Patil
Amruta Patil © Indian Express
Beaucoup d'Indiens découvrent les épopées en écoutant les histoires racontées par les membres de leur famille. D'autres ont lu les bandes dessinées mythologiques Amar Chitra Katha, etc. En Occident, les personnes intéressées ont à leur disposition diverses versions plus ou moins développées. Pourriez-vous nous parler de vos premiers contacts avec le Mahābhārata ?

Comme beaucoup d'Indiens, je pense qu'il est très difficile de situer exactement le moment où j'ai rencontré cette histoire parce qu'elle imprègne beaucoup d'aspects de notre culture. Je dirais que mes premiers souvenirs nets remontent à la série télévisée Mahabharat de B. R. Chopra. Les bandes dessinées Amar Chitra Katha ont aussi toujours été avec moi, mais je pense que d'une façon subtile cette histoire transparaissait à travers beaucoup d'autres choses, dans la vie sociale ou personnelle. Elle est toujours présente, comme vous l'avez probablement remarqué.

Dans Parva, il est dit à propos des ṛṣi (ou rishis, des hommes ayant en quelque sorte entendu les textes révélés) que les mots qui s'écoulent de leur bouche sont un fleuve d'histoire, un océan de son. Cette image est semblable à celle du titre du Kathā-sarit-sāgara, L'Océan des rivières de contes de l'auteur sanskrit Somadeva (paru en français dans la Bibliothèque de la Pléiade). Dans cette œuvre de Somadeva, dans le Mahābhārata et aussi dans Les Mille et Une Nuits, on trouve le procédé consistant à utiliser beaucoup de narrateurs qui s'expriment devant des auditeurs. Les questions de ces auditeurs donnent l'occasion aux narrateurs de dérouler d'autres récits. Vous avez conservé cette structure dans Parva : la première narratrice est Gaṅgā et il est annoncé que le prochain sera Aśvatthāman. Cette structure et ces choix de narrateurs allaient-ils de soi pour vous ?

C'est devenu évident au cours du long processus de décantation précédant le moment où j'ai finalement choisi ces personnages. Le choix des narrateurs est clairement influencé par le fait que l'histoire évolue d'un état d'innocence à un état plus désordonné et violent et enfin à un état d'apaisement, comme dans le cycle de la vie humaine. Il est logique que les choix de narrateurs soient parallèles à la manière dont l'histoire avance.

Gaṅgā est céleste, c'est une déesse, mais c'est aussi quelqu'un qui passe une moitié de sa vie dans les Cieux et une autre sur Terre. Ainsi elle semblait tout simplement être la personne idéale pour faire passer l'histoire des Cieux vers la Terre.

Aśvatthāman nous renvoie à notre réalité d'êtres mortels. C'est une personne qui est obsédée par la violence et des choix difficiles à assumer.

Aśvatthāman est un personnage qui utilisera une arme cosmique !

Oui, c'est vrai ! C'est aussi un être brutal. Pour lui, tout n'a pas été simple : il a été un ami des héros et il est devenu l'assassin de leurs fils après un long cheminement avec des hauts et des bas. Par ailleurs, il a été la cible d'un sort d'immortalité lancé par Kṛṣṇa : Tu erreras seul et tes histoires seront ton fardeau.. J'ai donc pensé qu'il serait le bon protagoniste pour dire des histoires et tenter de faire ce qu'il n'avait pas pu au cours de sa vie.

Certains auditeurs de Gaṅgā se permettent de souligner des défauts du Mahābhārata. Pensez-vous comme l'un d'entre eux que les malédictions lancées par un personnage contre un autre sont trop fréquentes dans le Mahābhārata ?

À propos des malédictions, pour ma part je ne suis pas de cet avis puisque de toute manière les coïncidences n'existent pas. Si on comprend bien la philosophie, il ne peut pas y avoir de coïncidence. Les bénédictions et malédictions sont des mécanismes permettant de mettre en place une certaine organisation des choses et des circonstances.

Je voulais mettre en scène un public plus populaire parce que bien souvent les doutes de cet auditoire reflètent ceux du monde actuel qui considère avec suspicion tout ce qui relève de la mythologie ou du destin... Je pense donc que l'auditoire peut de temps en temps poser des questions qui pourraient survenir dans le monde réel entre personnes discutant de ces sujets.

Quand vous avez commencé à travailler sur ce projet, vous semblait-il évident que votre narration d'Ādi Parva (le premier des dix-huit livres composant le Mahābhārata) occuperait un volume entier ou avez-vous décidé de raconter le sacrifice de serpents de Janamejaya ou le barattage de l'océan à la suite de quoi vous vous seriez trouvée en quelque sorte piégée, obligée d'explorer de nombreuses histoires associées ?

Vous savez, quand j'ai commencé à jouer avec l'idée de Parva, il y a presque dix ans de cela, à ce moment-là, comme presque tout le monde, j'étais fascinée par Draupadī, les Pāṅdava et tous les lieux communs qui y sont associés. Et puis, lentement, année après année, alors que j'étudiais l'épopée j'ai pris conscience du fait qu'elle était beaucoup plus riche ! Il semblait raisonnable de commencer par ce dont on n'entend pas souvent parler, puisqu'en quelque sorte l'histoire des serpents et des oiseaux est un résumé parfait de ce qui se produira ensuite entre les Pāṅdava et les Kaurava. C'était le point de départ le plus sensé, et j'aime aussi la structure d'histoire à l'intérieur d'une histoire, que j'ai gardée délibérément, ne serait-ce que parce que c'est un trait caractéristique de la narration en Orient.

Cette comparaison que vous venez d'évoquer apparaît explicitement dans le livre quand vous faites un parallèle entre les parties du Mahābhārata concernant d'une part les êtres humains et d'autre part les dieux, démons, serpents et oiseaux. On peut voir des personnages du côté du dharma (l'ordre du monde, l'ordre social à maintenir) utiliser le mensonge pour manipuler les autres personnages. Ceci se produit entre les dieux et les démons, entre les oiseaux et les serpents, et cela se produira aussi entre les Pāṅdava et les Kaurava. N'est-ce pas une qualité remarquable du Mahābhārata que les gentils ne soient pas si gentils que ça et les méchants pas si méchants que ça ?

Absolument ! Il n'est question que de nuances de gris et de subtilité. Tout est subtil ici. Dans Parva, on ne peut pas distinguer nettement le noir et le blanc. Aussi, puisque vous évoquez les petits mensonges dits par Kṛṣṇa et d'autres, ils commencent à prendre un sens quand vous les considérez dans une vision d'ensemble. Si vous y faites attention, quand vous prenez du recul, il apparaît que ceci ou cela devait être fait pour qu'un certain objectif ou résultat soit atteint. C'est une façon de le justifier, si vous y réfléchissez, mais j'étais aussi certainement attirée par le fait que le Mahābhārata n'est pas polarisé entre le bien et le mal. Il n'y a rien de tel dans les histoires indiennes.

Ainsi, il ne vous est pas venu à l'idée de raconter le Rāmāyaṇa, qui est davantage polarisé ?

Si vous êtes familier avec le cycle des âges (Satyayuga, Tretāyuga, Dvāparayuga et Kaliyuga), par beaucoup d'aspects, une histoire comme celle de Rāma est une histoire du deuxième âge de l'histoire du monde. Le fait qu'elle soit située au Tretāyuga est la raison pour laquelle les choses paraissent beaucoup plus innocentes, respectueuses de la loi et ordonnées.

L'histoire de Kṛṣṇa et le Mahābhārata sont typiquement des histoires du Dvāparayuga. Les histoires du Dvāparayuga et ensuite celles du Kaliyuga se distinguent par une grande complexité et une absence de ligne de séparation nette (entre le bien et le mal). Il est assez logique que les histoires changent en fonction de l'époque qu'elles représentent, ce qui est sans doute révélateur sur la nature du Mahābhārata.

Puisque vous évoquez ces âges, dans la croyance hindoue du temps cyclique les âges vont de l'âge d'or (Kṛtayuga ou Satyayuga) à l'âge noir actuel (Kaliyuga) qui débute semble-t-il à la mort de Kṛṣṇa. Est-ce bien cela ?

Oui. Les gens adorent débattre de ce genre de détails !

Dans les toutes premières pages de Parva, une certaine scène peut être comprise comme une prémonition des lamentations des veuves des soldats tués dans la guerre du Kurukṣetra. Une des premières paroles de Gaṅgā est de dire qu'elle a tué ses bébés. Plus tard, quand Aśvatthāman est mentionné, on comprend qu'un holocauste aura lieu par la suite. Pensez-vous que le Mahābhārata puisse susciter auprès du lecteur l'espoir ou la joie ?

Absolument ! Dans cette philosophie, nous n'avons pas de notion d'Apocalypse. Si vous tenez compte du fait qu'elle adopte un temps cyclique et qu'elle dise que les choses décaties ou anciennes doivent s'effondrer, un ordre s'effondre pour qu'un nouvel ordre émerge. Donc si vous comprenez qu'il y a un cycle, il n'est pas question de perdre espoir : vous pouvez simplement garder vos sens en ordre et vivre d'une façon qui puisse contribuer au retour d'un nouvel âge d'or.

Au fait, votre prénom Amruta est une transcription du sanskrit amṛta, le nom de la liqueur d'immortalité. Ce prénom vous a-t-il incité à raconter le Barattage de l'Océan (qui vise à extraire cette liqueur) ?

Il est très intéressant que vous disiez cela. Vous savez, en Inde, ce n'est pas un hasard si nous avons des prénoms hyperboliques. La plupart des gens ont des prénoms très emphatiques, par exemple Flammes du Monde, ce genre de choses, mais les parents donnent ces noms parce qu'ils croient qu'au cours de la vie, quand un nom est répété un nombre incalculable de fois, cela a un effet subtil sur vous et vous guide dans une certaine direction. C'est assez amusant. J'ai commencé à y réfléchir relativement tard, mais je pense que ces choses sont plus ou moins en phase avec la vérité.

Nous croyons que les noms sont pour ainsi dire des prophéties. En fait, cela explique que dans le livre des personnages aient différents noms et aussi différentes phases dans leur vie.

Justement, une des difficultés quand on lit les épopées indiennes réside dans la multiplicité des noms de certains personnages. Cela apparaît déjà dans Parva pour Satyavatī et Kṛṣṇa Dvaipāyana Vyāsa, et dans la suite des personnages comme Arjuna, Kṛṣṇa, Draupadī et tant d'autres auront des noms multiples. Pourriez-vous nous dire comment vous avez fait face à cette difficulté en lisant le Mahābhārata et comment vous avez choisi les personnages qui auraient plusieurs noms dans votre œuvre ?

Vous savez, presque tous les auteurs ont fini par décider de ne pas utiliser ces noms pour rendre le Mahābhārata plus facile d'accès pour le lecteur occidental.

J'ai essayé de l'expliquer pour les personnages principaux, ceux que je ressens comme majeurs. Souvent, les noms ont un sens. Pas seulement souvent, mais toujours, un nom a toujours un sens ! Ainsi, dans certains contextes, un nom particulier est absolument nécessaire pour expliquer ce qui se passe.

Je trouve ainsi très intéressant le fait que Draupadī soit aussi appelée Kṛṣṇā (celle qui a la peau de couleur sombre). J'aime que mentalement cela puisse être compris comme Kṛṣṇa, et ainsi de suite.

Cela a été en vérité un choix spontané. J'essayais aussi de concilier la volonté d'éviter de créer un chaos dans lequel le lecteur serait perdu et celle de garder cette notion selon laquelle nous pouvons avoir différents noms qui sont autant de signes des différents aspects de notre personnalité.

Puisque vous mentionnez Kṛṣṇā Draupadī, ce personnage très fort apparaîtra dans le deuxième volume de votre trilogie. Elle était le narrateur du roman Le Palais des Illusions de Chitra Banerjee Divakaruni. Dans cette version, elle était une ardente féministe, amoureuse de Karṇa, ce qui avait de quoi surprendre. Pourriez-vous nous dire les sentiments et conceptions que suscite en vous ce personnage ?

Je ne souhaite pas commenter le travail d'autres écrivains, mais en général je suis assez prudente à propos de ces enjeux féministes parce que chaque personnage nécessite d'être vu dans son contexte. On ne peut pas extraire Arjuna et en faire un héros Disney comme Disney l'a fait récemment dans un film d'animation en utilisant uniquement Arjuna (Arjun: The Warrior Prince). Cela ne peut pas fonctionner ainsi. Les frères Pāṅdava sont comme cinq éléments qui forment un tout. Si vous les sortez de ce contexte, ils perdent leur sens. J'ai donc essayé de respecter ce qu'est véritablement le rôle de Draupadī dans l'histoire dans son ensemble, et ce tout en respectant sa voix en tant que femme, mère, épouse, etc, sans en faire un mélodrame ou brandir un étendard féministe : cela ne m'intéresse pas.

Ce personnage est déjà très fort dans l'original sanskrit et c'est un des rares personnages féminins de la mythologie qui soit très fort, plus que Sītā par exemple.

Oui, elle est très forte. Elle est née du feu, elle provient d'une grande famille qui sera un allié puissant pour les Pāṅdava. De bien des manières, elle a de grandes proportions. Et pourtant, il est important de bien la situer dans le contexte de l'épopée : on ne peut pas simplement en faire l'héroïne d'une histoire dans laquelle elle serait le personnage principal. Cela ne marche pas comme ça.

Dans le livre, on trouve une introduction auto-contenue aux grands mythes hindous. Avez-vous utilisé le Mahābhārata comme unique source, ou avez-vous puisé dans d'autres sources littéraires, comme les Purāṇa (un vaste ensemble de textes développant particulièrement les mythes, notamment les mythes de création du monde) ?

J'ai effectivement utilisé les Purāṇa, et notamment le Viṣṇu-Purāṇa. J'ai essayé d'inclure une bibliographie sélective, mais beaucoup de cette sagesse ancienne entre par toutes sortes de pores... Il est difficile pour moi de dire exactement d'où vient chaque détail. Je pense que c'est ainsi qu'il faut raconter l'histoire. Personne n'a jamais lu un unique livre pour raconter l'histoire du Mahābhārata.

Ce premier livre a été assez compliqué à faire puisqu'en un certain sens, il donne au lecteur la grammaire qui permet de comprendre les livres suivants. Beaucoup d'idées sont intégrées à ce livre. Cette densité le rend rend parfois difficile. J'espère que ce n'est pas un obstacle à la lecture.

N'ayant pas lu le Viṣṇu-Purāṇa, un des épisodes qui m'a donné cette impression que d'autres sources étaient utilisées est la scène où Śiva devient une colonne de lumière dont Brahmā et Viṣṇu tentent en vain de découvrir les limites, l'un allant vers le haut et l'autre vers le bas. Je n'ai vu ce mythe à la gloire de Śiva que dans le Śiva-Purāṇa.

D'une certaine façon, ces histoires devaient figurer dans le livre. Vous voyez Viṣṇu sur la couverture, mais c'est plus subtil que cela : ce n'est pas un livre Vaishnavite (qui vénèrerait Viṣṇu, plutôt que Śiva). J'avais besoin d'introduire certains éléments pour montrer qu'il existe une vision plus large que celle dans laquelle il n'y aurait que Viṣṇu. Il faut le considérer davantage comme une métaphore que comme une prescription religieuse.

En 2010, la Bibliothèque Nationale de France a exposé sa remarquable collection de miniatures venant non seulement du Nord de l'Inde, mais aussi du Sud de l'Inde (cf. la page de cette exposition et mon compte-rendu). Les représentations de scènes mythologiques en couleur étaient particulièrement saisissantes. En Inde, ces scènes sont aussi représentées dans les temples hindous. Dans quelle mesure vos images sont-elles influencées par ces représentations canoniques ?

J'ai été influencée par cette iconographie qui fait partie de mon environnement, c'est incontestable. Elle est présente. Il existe aussi des codes esthétiques très intéressants que je n'ai pas voulu laisser de côté, parce qu'ils ne sont pas le fruit du hasard : la notion de grâce, la forme que doit avoir le corps, la notion d'androgynie, que le mâle idéal n'ait pas besoin de déborder de muscles, qu'il recelle plutôt une sorte d'aimable tranquillité, ce qui n'est pas très courant dans les représentations de héros. Je n'ai pas voulu enlever cela. Les tons associés aux bijoux, je ne pouvais pas les supprimer, ils sont dans mon sang, ils forment la palette de couleurs de mon pays.

Mais, pour aller plus loin, je ne voulais pas que ce livre exclue des gens parce qu'il leur paraîtrait trop exotique ou étranger. Ainsi, j'ai supprimé les excès de bijoux, les excès d'ornements, les excès d'exotisme. C'est un choix assumé parce que je ne pense pas que l'histoire soit spécifique à l'Inde. C'est un conte universel, et tout en respectant l'iconographie je voulais que le livre soit accessible à des personnes venant d'autres cultures, d'autres univers. Cela m'a demandé un certain effort pour les illustrations.

Par exemple, une des techniques que j'ai beaucoup utilisée est celle du collage et pour cela j'ai pris des pages de magazines de mode contemporains, Vogue, Cosmopolitan, ce genre de choses. J'éprouve de la joie dans la possibilité d'utiliser des matériaux visuels contemporains pour créer de vieilles histoires.

Vous avez utilisé toutes sortes de matériaux...

Vous savez.... Je n'avais jamais peint avant de faire Parva, je ne savais pas peindre. Au fond, il y a trois ans, pour la première fois, j'ai commencé à peindre et le livre contient toutes les images. Je n'ai rien jeté. Dans la mesure où c'était autant un cheminement personnel qu'une histoire à propos du Mahābhārata, j'ai gardé les pages qui étaient mes premiers essais picturaux.

À vrai dire, j'ai beaucoup appris des grands peintres français, en regardant des livres, non pas que j'aie le calibre pour faire quoi que ce soit de proche de leur travail. Odilon Redon. Gauguin, bien sûr ! D'autres personnes qui travaillent actuellement, comme l'artiste belge Denis Deprez. J'aime beaucoup certaines œuvres de Mattotti. Il y a aussi Baudoin. Des artistes divers de la tradition européenne ont en fait eu une grande influence sur moi. Je vivais en France pendant le travail de recherche préparatoire sur Parva. Je me suis retrouvée très attirée par ces peintres. J'ai été influencée par les miniatures rajasthanies, mais des hommes blancs européens morts ont tout autant été mes professeurs.

Viṣṇu couché sur le serpent Ananta, temple Kapaleeshwarar, Chennai Parva
Deux représentations de Viṣṇu couché sur le serpent Ananta : une sur le gopuram du temple Kapaleeshwarar à Chennai et une autre en couverture de Parva

Pour revenir aux représentations canoniques de la mythologie, dans les temples, on compte parmi les exemples standards Viṣṇu couché sur le serpent Ananta (avec Brahmā sur un lotus émergeant de son nombril), Le barattage de l'Océan avec le mont Mandara, La descente de Gaṅgā et dans quelques temples, on peut même voir Bhīṣma sur son lit de flèches. Non seulement vous respectez ces codes, mais vous réinterprétez beaucoup de ces scènes. Par exemple, sur la couverture, une image fractale illustre Viṣṇu couché sur le serpent Ananta.

Réinvention est un mot arrogant que je n'utiliserais pas. Je n'ai pas l'impression de réinventer quelque chose. Je pense qu'il y a là une fractalité. Je l'ai représentée d'une façon que les gens puissent comprendre de nos jours. Dans tous les cas, une des significations de la représentation de ce serpent est le Temps. L'eau est l'Espace et le serpent est le Temps. Ce concept iconographique est affirmé même dans les représentations anciennes. J'ai juste donné à cette peinture une forme légèrement différente. Je n'ai rien inventé. Je ne fais que jouer autour en restant dans certaines limites.

J'ai pensé que cela trouverait un écho chez les lecteurs d'aujourd'hui. Voilà ce que j'ai essayé de faire.

Ganga
Couverture d'une bande dessinée Amar Chitra Katha
Un des épisodes que vous racontez et illustrez est la descente de Gaṅgā. Venant du ciel, elle tombe sur la tête de Śiva. Dans votre interprétation, elle coule sur le visage de Śiva, ce qui a bouleversé ma façon de penser à cette scène !

C'est une scène d'union, d'une certaine manière, c'est la raison pour laquelle elle est montrée à son adoration. Bien sûr, il garde un visage sans passion, mais elle l'adore, vous pouvez le voir. J'ai voulu traduire cette idée de ses sentiments en la faisant couler sur son corps. Finalement, Śiva libère Gaṅgā sur la Terre. Au lieu de la montrer en train de sauter depuis un côté de sa tête, j'ai pensé qu'il serait charmant de la montrer sur son visage.

(À propos d'une autre image d'union, cette fois-ci entre Śiva et Pārvatī) Il y a aussi d'autres images de Śiva qui ont été influencées par l'iconographie tantrique et le bouddhisme Mahāyāna.

Pour revenir à la technique du collage, parfois, on peut distinguer des sortes de messages subliminaux en anglais, français et dans d'autres langues ! Avez-vous choisi ces morceaux au hasard ?

Aucun de ces morceaux n'est tout à fait aléatoire. Beaucoup de ces pages ont vraiment un sens pour moi. Elles sont la marque d'un certain instant. Il y a une raison pour laquelle elles sont là. J'ai gardé les défauts parce que j'ai pensé qu'ils étaient importants. À certains endroits vous pouvez voir un bout de scotch ou le pli d'une page. J'ai pensé qu'il était important de conserver cette fragilité : je ne voulais pas créer une œuvre exempte de tout défaut.

Vous avez utilisé toutes sortes de matériaux : du tissu, des photographies de monuments ou de foules, etc. Comment travaillez-vous ?

Là aussi, j'ai tenté de maintenir une certaine cohérence. Par exemple, certaines des images sanglantes de la guerre au début ont été dessinées d'après des photographies de champs de batailles modernes. Ainsi, dans le deuxième livre, vous ne pourrez peut-être pas le voir quand il sera fini, mais les images à la source de ce travail viennent de Newsweek, Time, la Guerre du Golfe, la Guerre d'Irak, la Guerre d'Afghanistan. C'est assurément une iconographie qui est liée à des scènes contemporaines remises dans le contexte mythologique. C'est une façon de perpétuer la tradition des narrateurs imbriqués, comme c'est fait dans le texte, donc j'ai choisi de ne pas briser cette cohérence.

L'image de la quatrième de couverture porte aussi une certaine histoire. Bien sûr, c'est un Sacré-Cœur, mais elle est aussi inspirée par des images de l'artiste français Hervé Di Rosa. Quand j'ai signé le contrat français de Parva, la première chose que j'ai faite a été de me rendre au Salon du Livre à Paris et le premier livre que j'ai pris en mains contenait cette image. C'est pour une raison sentimentale que je l'ai conservée. Ce n'est pas pertinent, mais je voulais juste vous donner un exemple de la façon dont quelques images peuvent m'être chères.

Dans la bibliographie de Parva, vous citez le récit de voyages de l'écrivain français Jean-Claude Carrière À la recherche du Mahâbhârata, carnets de voyages en Inde avec Peter Brook 1982-1985 (aux Éditions Kwok On). Ce livre contient aussi quelques dessins. Il travaillait alors avec Peter Brook sur une pièce et plus tard sur un film à propos du Mahābhārata. Avez-vous eu l'occasion de visionner ce film de six heures ?

C'était la version courte, mais j'ai effectivement vu ce film. J'ai entendu de très bonnes critiques du scénario de Jean-Claude Carrière pour le Mahābhārata. Je pense vraiment que Jean-Claude Carrière a une façon de prendre le pouls de cette histoire, ce que très peu d'étrangers ont réussi. Son carnet d'esquisses était très particulier aussi pour moi, qui ai été avec l'épopée pendant si longtemps. Il était particulier de voir d'autres personnes faire de grands efforts pour être touchés par cette histoire.

Un des personnages principaux de cette version était Draupadī...

Bien sûr, la belle Mallika Sarabhai !

Quels sont vos sentiments à son égard ?

Elle est fabuleuse, elle est remarquable... Il peut arriver, parfois, qu'un rôle soit attribué divinement bien. Je pense que c'était tout simplement un accord parfait qu'elle soit Draupadī.

Il est aussi remarquable que Peter Brook ait eu le courage d'essayer en Occident de suivre cette tradition de la narration continue, heure après heure.

Avez-vous vu le dessin animé Sita sings the Blues de Nina Paley, qui est inspiré par le Rāmāyaṇa ?

Oui. Je le trouve très intéressant. Je dis souvent aux gens de le regarder parce qu'il est intéressant, amusant, drôle. Il a un très bon rythme, une superbe musique, et visuellement j'aime beaucoup certaines choses que fait Nina. J'aime aussi le fait qu'elle promeuve le copyleft, et d'autres choses remarquables. Mais pour ce qui est de sa représentation du Rāmāyaṇa, je la trouve un petit peu trop simpliste, et souvent les lectures que font les gens du Rāmāyaṇa tendent à être un peu simplistes, comme si Sītā était une femme au foyer battue. Elle n'en est pas une. C'est une déesse qui est l'égale de la personne qu'elle épouse...

Oui, elle est la Terre...

Exactement, quand elle redescend dans la Terre, elle revient à son matériau, elle revient au lieu auquel elle appartient. Quand tout à l'heure je discutais de mes doutes à propos des étendards féministes, je ne les aime pas parce qu'ils sont réducteurs, ils transforment les choses en ce qu'elles ne sont pas. Vous ne pouvez pas projeter votre vision mélodramatique sélective d'une histoire qui a une portée plus large. Voilà mon point de vue. Je pense que le film Sita sings the Blues a fait de Sītā une femme battue misérable et pathétique que je ne reconnais plus. Mais considéré comme un effort artistique, il est intéressant !

Ne pensez-vous pas qu'il pourrait être douloureux pour les lecteurs de lire des bandes dessinées Amar Chitra Katha, aussi démodées qu'elles puissent paraître après avoir lu votre livre ?

J'adore Amar Chitra Katha ! Je trouve ces bandes dessinées souvent chauvines, mais dans le même temps, je les trouve remarquables : comment ont-ils pris cet océan d'histoires et ont-ils fait en sorte de les mettre sous une forme que les gens puissent comprendre. Quelle taille fait une bande dessinée Amar Chitra Katha ? Trente pages ? Quarante pages ? Vous en avez une ? (Rires.) En considérant leur taille et la quantité d'histoires qu'elles renferment, c'est un travail considérable ! Voyez, elle fait trente pages. Ayant travaillé si dur pendant trois ans, je sais ce qu'il en coûte de mettre autant de choses dans trente pages. Pour cela, elles seront toujours particulières. Votre grand-père peut très bien être un homme chauvin et démodé, mais peut-être y a-t-il un savoir énorme que l'on peut apprendre auprès de lui. C'est le même principe. Amar Chitra Katha était fidèle à son temps. Le temps est maintenant venu de raconter l'histoire à nouveau.