Il y a des personnages secondaires plutôt sympathiques : Sammy, livreur pour un magasin de location de DVD fréquenté par Millefeuille, Zoé, l’amie du personnage principal, Léo l’ami de Zoé qui se targue d’écrire et qui va demander l’avis de Millefeuille (mais cela va lui poser problème pendant tout l’été), son fils Jean, avec qui il échange peu sur le fond, Charles l’africain, Micheline, l’amie fidèle, mais aussi Joseph : un ami d’enfance de Millefeuille, professeur en même temps que lui, mais qui est devenu SDF. Et le malaise de Millefeuille (ou sa lâcheté à son égard) nous met mal à l’aise aussi, nous lecteurs. Ou Ernest - clochard ou fou ? – une sorte de « loser » qui dit pourtant des choses au travers de sa folie – que Millefeuille préfère ne pas entendre.
Assez rapidement ce personnage de Millefeuille devient plutôt agaçant. Il écrit un essai sur les rois anglais et se pose lui-même la question Who is it that can tell me who I am ?
Mais sa pensée bute, comme elle peut le faire parfois pour chacun d’entre nous, et ce processus, regardé à la loupe par l’auteure, est intéressant
pour reprendre un mot très souvent utilisé par Millefeuille.
Leslie Kaplan nous fait vivre dans la tête de Millefeuille pendant plusieurs jours au mois d’août, elle nous livre ses états d’âme au jour le jour et en définitive apparaît un vieux bonhomme plutôt égoïste, concentré sur ses petits problèmes, et qui vit une histoire plutôt pénible avec deux SDF qu’il croit pouvoir sauver… mais qu’il abandonne ou fuit au moment le plus important. Avec un grand sentiment de culpabilité ? Un sentiment très irritant pour le lecteur en tout cas. Un homme plein de paradoxes, somme toute.
Et l’irritation va croissante, au fur et à mesure que le mois d’août passe, que ce vieux bonhomme s’interroge sur la mort prochaine, et se demande qui pensera à lui quand il sera parti – personne vraiment sans doute ? – et qui freine l’identification au personnage. Avec des longueurs qui gâchent un peu la bonne impression du début. Dommage.
Leslie Kaplan écrivait en 1999 un livre, Le Psychanalyste. Ce roman, construit comme le quotidien d'un psychanalyste ou comme une succession de consultations, où les patients venaient tour à tour se livrer, fantasmer, se raconter – très réussi à l’époque - annonçait déjà ce personnage de Millefeuille et ses sautes d’humeur, racontée d’une minute à l’autre, ponctuée de ses nuits et de ses rêves – où l’auteure démontre la puissance de l’inconscient dans la pensée quotidienne.
Elle traite dans ce livre la question de la transmission, de la solitude, du processus de décision (Millefeuille n’y parvient pas bien), de la vieillesse et du rapport au temps, à l’approche de la mort. Qui est-on quand on n’est pas roi ? se demande Leslie Kaplan, qui interroge notre rapport au monde – pour un homme sans pouvoir. Représentatif d’un certain tragique contemporain ? dit Leslie Kaplan, un tragique qui ignore le vrai tragique d’aujourd’hui quand on a les moyens de vivre de sa retraite paisiblement
Leslie Kaplan écrit dans un style très « nouveau roman » et publie chez P.O.L. Son personnage principal fait aussi penser au personnage de Plume du poète Henri Michaux. Millefeuille, un nom sans doute à tiroir, avec des « couches » de pensée, Millefeuille : comme les feuilles de papier sur le bureau, il y a un petit courant d'air qui (le) traverse tout le temps
.
Peut-être faut-il le lire avec « une lecture flottante », un peu comme un analyste qui ne s’intéresserait pas tellement au personnage, mais plutôt aux thèmes traités et au style de l’auteur. Quoi qu’il en soit, si ce Millefeuille laisse un goût d’irritation dans la gorge (trop long peut-être ? ) et n’est peut-être pas son meilleur cru, cette auteure mérite qu’on lui prête attention. Un projet un peu loupé à mon sens, mais qui est « intéressant » (pour reprendre un terme souvent utilisé par Millefeuille) par sa capacité à se loger dans la tête de ses personnages – qu’ils nous soient sympathiques ou antipathiques comme celui-ci.
Alice-Ange
Extrait :
Il est traversé par une pensée vraiment bizarre, il se dit C’est vraiment bizarre de penser ça, pourquoi je pense ça, l’idée de rester là devant le tableau pour toujours.
Un point c’est tout.
Pour toujours.
Je reste là pour toujours.
Pourquoi je pense ça, se demanda Millefeuille. C’est bizarre.
Et non. C’est une idée simple, normale.
C’est ridicule, se dit Millefeuille, complètement ridicule.
Je m’en vais, il dit à voix haute, fort même.
(…) J’y retourne, dit Millefeuille, après un temps, j’y retourne. Je ne peux pas ne pas y retourner. Il se leva, il était quand même fatigué, mais il revint sur ses pas, et se planta de nouveau devant l’autoportrait. Il attendit un peu.
Au bout d’un moment, il entendit distinctement, Ça suffit l’agitation.
Il regarda autour de lui, personne. Évidemment, c’était le tableau.
Il soupira. Ensuite il dit, Je sais, je sais. Il avait envie de pleurer.
Millefeuille de Leslie Kaplan - Éditions P.O.L - 256 pages
Commentaires
lundi 12 novembre 2012 à 08h30
: fantaisie de l'auteur ou faute de frappe ? Je pose la question car il me semble que cela pourrait presque être délibéré, comme pour couper entre et ...
lundi 12 novembre 2012 à 21h00
Merci Sok pour cette relecture avisée, effectivement, après vérification, il fallait lire "il est traversé par une pensée vraiment bizarre" et non pas "il faut traverser" ou "traversé par une pensée vraiment bizarre" qui aurait pu introduire la phrase.
C'est sans doute ma "lecture flottante" qui m'a empêchée de relever cette erreur de frappe, grâce à vous corrigée.
samedi 8 décembre 2012 à 10h40
un sentiment d'ennui profond Mme Kaplan me semble s'écouter écrire.Son personnage de J P Millefeuille m' a profondément agacée. Son cas relève de la médecine quand on a absolument tout pour vivre plus que correctement à un âge avancé et que l'on coupe encore les cheveux en quatre voire en mille y a un problème!!
samedi 8 décembre 2012 à 15h05
Oui Sylvaine, ce livre est agaçant. Pourtant le projet de Leslie Kaplan était intéressant, raconter au jour le jour ou même à l'heure ce qu'un personnage peut bien penser ou ressentir, en vivant dans sa tête, avec toutes les strates de pensées successives. Mais si le projet est intéressant intellectuellement, le résultat est décevant et le personnage devient vite insupportable.
Une idée qui passe à côté de son objectif selon moi, on ne peut pas transformer un essai en roman si facilement.