Comment parler de La Vie devant soi sans dire des banalités ou des platitudes ? À dire vrai, je ne suis pas sûre que cela soi possible, et ce n'est en tout cas pas l'objectif que je me fixe pour ce billet. Si seulement j'arrivais à convaincre les quelques personnes qui ne connaissent pas encore cette œuvre majeure de réparer cet oubli, alors j'en serai très heureuse.
Il y a quelques semaines encore, je comptais parmi les lecteurs qui n'avaient encore jamais croisé la route de Momo et Madame Rosa.

Momo c'est un petit gars d'une dizaine d'années, qui vit à Belleville, dans l'appartement de Madame Rosa avec toute une ribambelle d'autres marmots : Moïse, Banania, Touré et le Vietnamien . Leurs points communs ? Ils ont tous des mères qui se défendent (comprenez des prostituées), comme Madame Rosa avant qu'elle ne devienne nounou officieuse. Certains de ces gamins sont là pour la journée, d'autres pour quelques mois, d'autres enfin, comme Momo, vivent là à demeure. Et c'est ce quotidien que Momo nous raconte avec son phrasé si particulier.

Car La vie devant soi est avant tout une histoire de langue. Dès les premières pages, on tombe en amour pour le parler du petit Momo. Élevé à l'école de la rue, Momo maltraite la grammaire et la syntaxe, déforme les mots et les expressions, mais offre en même temps un langage poétique et puissamment littéraire. Quel tour de force ! Il fallait sans doute s'appeler Émile Ajar (ou Romain Gary) pour réussir cet exploit. Tout le récit repose sur cet exercice de style extrêmement périlleux mais parfaitement réussi puisque dès la deuxième page, on oublie totalement l'écrivain. Toute l'attention du lecteur est portée vers cet enfant singulier qui nous raconte sa vie, à sa manière.

Sa vie, ce n'est pas grand chose pourtant. Mais à travers les yeux de cet enfant, tout prend un relief extraordinaire. Ce qu'il nous raconte surtout, ce sont les êtres qui l'entourent : Monsieur Hamil, le client du bar d'en bas qui ne voit plus grand chose et confond le Coran et Les misérables ; Madame Lola, le travesti au grand cœur ; Monsieur N'Da Amedée, le proxynète ; Arthur, son ami imaginaire ; le docteur Katz ; Mademoiselle Nadine, la comédienne ; Monsieur Waloumba, l'avaleur de feu, etc. Et bien sûr, Madame Rosa, sa mère de substitution.

Madame Rosa, ancienne pute, ancienne rescapée des chambres à gaz, bientôt ancienne nounou pour fils de putes, n'a plus la vie devant elle. Elle est en bout de course, rongée par la maladie et le sur-poids, hantée par les souvenirs d'Auschwitz, terrorisée par la mort qui approche. Celui qui a la vie devant lui, c'est Momo bien sûr, mais pour lui, pas question d'y penser tant que Madame Rosa n'a pu partir dignement. Avec un extrême pudeur, Émile Ajar nous raconte donc une histoire d'amour filiale entre un petit musulman et une vieille juive, entre deux êtres qui ont pourtant été privés d'amour toute leur vie et qui ne se sont jamais autorisés à l'exprimer. Il n'est donc pas question de ces amours qui se complaisent en déclarations inutiles, mais de ces êtres malmenés par l'existence et qui, sans rien se dire, les deux pieds dans la merde et la crasse, d'un simple regard balaient tous les doutes et les souffrances. Momo et Madame Rosa, ce sont deux écorchés vifs, deux pierres tendres qui vous bouleversent et vous prennent aux tripes.

Il y a quelques semaines encore, je comptais parmi les lecteurs qui n'avaient encore jamais croisé la route de Momo et Madame Rosa. Aujourd'hui, ils font partie de ces quelques personnages d'encre qui m'accompagnent même bien longtemps après que j'aie fini de lire leurs histoires, comme de vieux amis fidèles mais discrets sur qui l'on peut compter.

Du même auteur : Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, Les racines du ciel

Laurence

Extrait :

Elle a eu un immense sourire, parce qu'elle  presque plus de dents qui lui restent. Quand Madame Rosa sourit, elle devient moins vieille et moche que d'habitude car elle a gardé un sourire très jeune qui lui donne des soins de beauté. Elle a une photo où elle avait quinze ans avant les exterminations des Allemands et on pouvait pas croire que ça allait donner Madame Rosa un jour, quand on la regardait. Et c'était la même chose à l'autre bout, il était difficile d'imaginer une chose pareille, Madame Rosa à quinze ans. Elles n'avaient aucun rapport. Madame Rosa à quinze ans avait une belle chevelure rousse et un sourire comme si c'était plein de bonnes choses devant elle, là où elle allait. Ça me faisait mal au ventre de la voir à quinze ans et puis maintenant, dans son état des choses. La vie l'a traitée, quoi. Des fois, je me mets devant une glace et j'essaie d'imaginer ce que je donnerai quand j'aurai été traité par la vie, je fais ça avec mes doigts en tirant sur mes lèvres et en faisant des grimaces.

La vie devant soi
La vie devant soi
d'Émile Ajar - Éditions Folio  - 273 pages