L’héroïne, une petite fille de sept ans, vit dans un cadre pour le moins original : le père se travestit, la mère vit nue la plupart du temps, et les trois petites filles vont et viennent parmi leurs parents. Parfois aussi quelques invités choisis sont autorisés à partager avec les parents et les enfants ces jeux érotiques dignes du marquis de Sade.

Dans ce récit envoûtant, on apprend que les jeux érotiques sont partagés par l’ensemble de la famille et que cela convient apparemment à tout le monde :

On pourrait penser qu’en vivant dans ce que d’autres auraient appelé un tel « désordre » de mœurs, nous étions très troublées. Et bien, non. Nos résultats scolaires étaient plutôt bons, et nous avions des amis avec qui les rapports étaient excellents. Car rien n’est plus facile à un enfant que de mentir, c’est même son univers, celui où il nage avec le plus d’aisance.

Ce qui frappe dans ce récit c’est la totale absence de culpabilité, de rancœur ou de ressentiment vis-à-vis d’actes ordinairement qualifiés d’inceste. Aucun pathos face à cette ingénuité, aucun remord au souvenir de cette volupté et de cette gourmandise érotique : Je ne voudrais pas ici sembler faire l’apologie des liens sexuels en famille (…) Mais nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire, rit et demande à danser.

Alors, innocente, l’héroïne ?
La partie la plus intéressante est peut-être la seconde du récit. À quinze ans, je quittai la maison. (…) Je ne me souviens pas comment j’avais fini par arriver dans cet hôtel. Ma vie suivait alors des voies qui ressemblaient à celles du rêve. C’était jusqu’aux passages d’une situation à une autre qui avaient l’absence de logique des rêves. J’étais ici puis j’étais là, et comment ? Je ne saurais le dire. Quête d’identité après une enfance aussi chargée, vie d’errance et d’abstinence, et lorsque la narratrice dit qu’elle ne (se) sentait pas perdue pour autant, on a du mal à la suivre… Pendant ce temps, la mère meurt. Et lorsque l’héroïne avoue que Longtemps, j’ai été privée de sentiments on se dit que le passé ne peut pas être sans conséquences sur la vie d’adulte.

Si j’ai quitté ma famille très tôt, c’est parce que j’étais prête à mener ma propre vie. Mais il me fallut beaucoup de temps, je l’admets, pour sortir de ma fascination, faire exploser le coffre-fort de mon enfance, naître à l’affection, sortir du rêve.

Nul doute qu’un psychanalyste aurait été d’un bon secours pour aider la jeune femme à se sortir de labyrinthe et la délivrer d’un cœur devenu hermétique à toute émotion. Ce qui la sauva – dit-elle – contrairement à ses sœurs qui eurent des vies plus difficiles que la mienne - ce fut l’écriture. Cette écriture qui lui permet de chercher le dépassement : je bâtirais des cathédrales pareilles à celle dont je vis les flèches noires, un jour, au loin, tandis que Pierre Peloup s’activait sur moi et que moi, pour la première fois, j’avais l’idée de quelque chose de plus haut, de plus fin. Et cette autre chose pourrait bien être la littérature.

Faisant corps avec son sujet, l’écriture est belle, crue et poétique. Et l’auteure file le symbole de la table avec beaucoup de réussite. Une table qui s’apparente à celle du conte de Grimm - le titre y fait directement allusion – avec son pouvoir évocateur : dans le conte, il suffit de prononcer la phrase magique pour qu’aussitôt elle se recouvre  du meilleur du repas.
A l’image de la table du conte, celle de la maison de la rue Alban-Berg peut posséder le même pouvoir : il suffit de l’invoquer pour que surgisse les souvenirs et que la table (de l’écrivain cette fois) se remplisse des mots qu’elle appelle de ses vœux : les mots résonnaient pour moi ; ils avaient une présence, une profonde épaisseur, ils étaient presque vivants.

En témoignent ces phrases magnifiques, une scène vécue par notre héroïne à Rome aux côtés de la belle Leonella :

Villa d’Este, elle montait l’escalier de pierre, je montais derrière elle, j’étais triste de l’avoir transportée dans ce jardin, d’y avoir passé plus de trois heures sans rien trouver en elle ni en moi, quand soudain, à son manteau blanc se substitua une robe blanche, à sa chevelure blonde une autre chevelure, et je fus transportée d’un coup dans le vestibule glacé, sur la table noire et miroitante, et ce que je sentis alors, à ma plus grande surprise, fut un désespoir si violent qu’on aurait dit un séisme en mon cœur, comme si ses deux parties étaient soudain séparées, déchirées, arrachées l’une à l’autre, comme si c’était cela qui s’était passé rue Alban-Berg sans que je le susse jamais, comme si cette table au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions avait été celle d’un sacrifice, comme si l’on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais.

Des phrases magiques – enfin sincères - qui justifieraient à elles seules les soixante pages de ce récit, et sur lesquelles j’aurais refermé cet ouvrage de prime abord déroutant, mais au fond magnifique de crudité, sans avoir à en rajouter une ligne.

Alice-Ange

Extrait :

Pourquoi faut-il qu’autour de moi tant de gens soient devenus fous ? Ne pouvaient-ils, comme moi, s’en tenir à la merveilleuse table au disque luisant où se reflète toute notre histoire, interroger cette table, la faire parler, la faire danser ? Pourquoi l’ont-ils négligée ? N’était-il pas évident, pour eux comme pour moi, que c’était ce lac et son eau noire qui nous sauveraient, à condition de les scruter ?
Ce lac fut-il un puits sans fond pour tous ceux qui se perdirent par la suite ? Ai-je davantage qu’eux tous, aimé ce qui s’y reflétait ?

Petite table, sois mise
Petite table, sois mise ! d'Anne Serre - Éditions Verdier - 59 pages