Fatima ou les Algériennes au square a été édité pour la première fois en 1981, et ré-édité il y a peu par les éditions Elyzad. Leila Sebbar dont on a déjà souligné ici le travail sur la place des femmes maghrébines dans la société, s'intéresse plus particulièrement dans ce roman, aux femmes immigrées de la première génération. Arrivées en France à la fin des années 60 pour rejoindre leurs maris, elles se retrouvaient écartelées entre les traditions, très présentes à l'intérieur des appartements, et un mode de vie occidental qui les laissait perplexes. Souvent isolées et illettrées, le square était pour elles l'équivalent du patio ou du hammam : le lieu où la discussion entre femmes était possible, sans crainte d'être rappelées à l'ordre. La petite Dalila, alors âgée de 7 ans, se réfugiait dans les jupes de sa mère Fatima, pour écouter le feuilleton qu’elle voulait tenir à jour dans sa tête. On retrouve donc, dans la structure narrative de Fatima ou les Algériennes au square, cette construction fragmentée et concentrique des discussions orales : une anecdote en rappelant une autre, le roman fonctionne comme une poupée gigogne.

C'est qu'elles en ont beaucoup de choses à se raconter ces femmes… Elles qui ont grandi au bled et n'ont jamais rien connu d'autre que les rapports très codifiés entre mari et femme, se sont retrouvées du jour au lendemain dans un pays si différent du leur. Difficile, sous prétexte de s'intégrer, de faire une croix sur ce qui a été leur éducation depuis tant de génération. Difficile aussi de comprendre ce désir de liberté et d'émancipation de leurs filles. Il n'est pas question de porter le voile ou d'obliger les filles à respecter les rites religieux, mais il n'est pas question non plus de tolérer une jupe un peu trop courte, ou une sortie à la Capitale sans être chaperonnées. Et puis il y a ce rejet des Français ou cette violence de l'administration et d'une société où tout passe par l'écrit, un écrit auquel elles n'ont pas accès.

Leïla Sebbar met ici en lumière toute l’ambiguïté de ces femmes déracinées et perdues. Parfois plus violentes et intransigeantes que leurs maris, elles peuvent aussi se montrer d'une grande tendresse, braver les interdits et mentir aux époux pour protéger leurs enfants. On voit également le fossé qui se creuse entre les garçons et les filles. Quand les premiers peuvent  abandonner l'école et traîner dans la cité, les secondes sont condamnées à la réussite scolaire avec cette menace permanente de retourner au Bled pour épouser un homme qu'elles n'ont jamais vues. Il ne faut pas s'imaginer pour autant que Leïla Sebbar livre une vision manichéenne, où les hommes seraient les seuls responsables de toutes les difficultés. Bien au contraire et l'histoire du petit Mustapha, qui passionne tant Dalila, en est la preuve flagrante. En fait, rien n'est blanc ou noir, et c'est bien une large palette de gris que met en relief ce roman. Mais la parole est donnée ici exclusivement aux femmes. Ce sont elles qui portent le discours, parce que ce sont elles qui sont au cœur de la cité, elles qui tiennent entre leur main le futur de leurs enfants. C'est par leur renoncement ou leur révolte que les choses pourront un jour changer.

À travers les récits de Fatima et ses amies, c'est donc tout une part de l'immigration des années 80 qui se dévoile peu à peu, dans ce qu'elle a de plus contradictoire et de plus complexe.

Du même auteur : Les femmes au bain, Le ravin de la femme sauvage, Le vagabond, Louisa & La Blanche et la Noire

Laurence

Extrait :

À sa mère, elle n'a jamais demandé « À quoi tu penses ? » Si elle ne le dit pas c'est qu'elle ne veut pas en parler. Dalila ne lui posera pas de question. Pourtant, il est arrivé à sa mère de rire tout à coup et de l’interpeller « Tu ne devineras jamais à quoi je pense », et elle surprise « Non ». « Tu veux savoir ? » « Oui. » « À une fontaine, à l'eau qui coule, une fontaine pour les hommes et les chevaux, sans jet d'eau comme ceux des villes ici. Quand je les vois dans le bus à Paris, c'est comme si l'eau ne coulait pas, une fontaine de chez nous, l'eau sort de la pierre par un tuyaux en fer, tu ne sais pas, tu étais trop petite, tu as dû oublier. » « Oui, j'ai oublié, je ne sais pas comment coulent les fontaines de ton pays, ici je ne regarde pas l'eau, ni les jardins, ni les arbres, ça ne m'intéresse pas. » Sa mère a ri, elle aussi. Elle ne savait pas bien pourquoi, sa mère oui, parce qu'elle a ri avec bonheur encore longtemps après, quand elle ne pensait déjà plus à la fontaine. D'un rire jeune et éclatant, elle ne l'entend pas souvent rire ainsi, parfois quand elle sont seules, toutes les deux à la maison ou dans le bus, assises côte à côte, et que sa mère remarque quelqu'un ou quelque chose qui les fait rire. Le curiosité fine, la jeunesse de sa mère l'étonnent lorsqu'elles sont ensemble dehors.

Fatima ou les Algériennes du square
Fatima ou les Algériennes au square de Leïla Sebbar - Édition Elyzad - 251 pages