L'heure du cru est donc le portrait presque en creux du jeune Adel. Pour découvrir son histoire, le narrateur va à la rencontre du père, du professeur d'histoire géographie, de sa propre fille mais aussi bien sûr du jeune Adel qu'il invite chez lui.
L'intérêt du récit tient essentiellement dans sa structure narrative : Azza Filali construit et déconstruit son récit avant de l'offrir au lecteur. Le narrateur, romancier, se plonge dans la lecture de son dernier roman d'importance. Mais au lieu d'en faire une lecture linéaire, il choisit de lire les chapitres dans le désordre pour retrouver le sens caché de l'œuvre. C'est par cette lecture bousculée, non-orthodoxe, que le lecteur fait la connaissance des personnages et de l'histoire. Les repères chronologiques (chaque chapitre est daté) lui permettent, s'il le désire, de ne pas perdre le fil. Mais finalement, cette déconstruction se révèle extrêmement fluide et l'ordre chronologique devient anecdotique. Il faut dire que la langue d'Azza Filali est d'une grande élégance. Légère et poétique, elle se déploie au fil des pages et exerce un véritable envoûtement sur le lecteur.
Se pose alors la double question de l'inspiration de l'auteur (narration principale) et des enjeux réels de l'écriture (dévoilée par la construction narrative). Pourquoi le narrateur a-t-il eu besoin de la présence de ce jeune homme pour se remettre à l'écriture ? Et pourquoi cette lecture dans le désordre va-t-elle lui permettre de voir enfin ce qu'il n'avait pas perçu au moment de l'écriture ?
La question des lieux est un autre point intéressant de ce roman. Chaque personnage est enraciné par le narrateur dans un lieu (la maison du narrateur pour Adel ou le café pour le père d'Adel). Le lieu géographique se charge alors de sens, reflète la personnalité du personnage ou de ses relations avec le narrateur. À ce titre-là, la relation entre le narrateur et sa fille est particulièrement significative : tous deux ne se voient que dans la voiture de ce dernier, entre deux rendez-vous, entre deux activités. Ce « road-movie » intergénérationnel met en exergue les difficultés de communication de ce père-divorcé qui n'arrive pas à trouver sa place et refuse de se laisser enfermer dans un rôle de père qu'il a du mal à assumer. Une métaphore parfaitement maîtrisée et pertinente.
Quant à l'histoire du jeune Adel, on pourrait penser qu'elle n'est finalement qu'un prétexte narratif. De fait, il ne faut pas s'attendre à sortir de sa lecture en ayant toutes les clés de son histoire. Adel conservera pour lui quelques mystères (comme cette obsession de ne manger que des aliments crus) et Azza Filali reste volontairement économe d'explications, même si quelques indices permettent de comprendre le principal. Pourtant, l'une des plus belles scènes du roman est sans doute l'une des rares où Adel prend la parole, celle où il raconte ce qu'il a fait pendant ses trois jours d'errance. Finalement Adel est et restera un personnage de fiction, celui du narrateur et celui de la romancière. Un personnage ambigu et flou, difficile à cerner mais qui est au centre de toutes les préoccupations.
Laurence
Extrait :
Le mystère que cache ce texte doit se tenir dans quelque chemin de traverse, loin des hachures que le temps imprime avec ses sabots et sa cohérence archaïque, celle-là même qui fait croire à certains qu'ils ne sont plus adolescents parce qu'ils sont adultes.
J'ai assez ménagé le présent, conjugaison imbécile, tendue vers un éden à venir ! Il est temps pour moi de changer… de temps. Accepter l'imparfait, remonter aux passés simples, m'oublier et entendre les mots, petits bouts d'êtres que j'ai assemblés et qui me confondent.
Je vais entreprendre une lecture sauvage du texte, passant avec déraison de la première à la dernière page, puis remontant vers quelque passage perdu, au début, au milieu, n'importe où ! Je ferai fi de la chronologie des événements, je n'ai que faire des chronologies, seule m'importe celle qui pourrait faire redémarrer l'écriture et ma vie. Pour celle-là, j'ai tout mon temps. Mes nuits sont nues, je les consacrerai à lire, relire puis lire encore… une lecture qui déconstruira l'histoire, la ramenant à son ossature première, petit tas de mots empilés à la va-vite, fragments de personnages errant sur un chantier délaissé… entre gravats et poutrelle, je finirai bien par trouver ce que je cherche ! C'est ma dernière chance.
L'heure du cru de Azza Filali - Éditions Elyzad - 181 pages
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