Il ne s’agit de rien de moins que d’assassiner le Doge qui contrarie les intérêts de l’Espagne, en plein office de la nuit de Noël à Saint-Marc. Mission quasiment impossible dans une ville truffée d’espions et de mouchards au service du Doge et de l’Inquisition. Mais pour le capitaine Alatriste, aucune mission n’est impossible. Il va être aidé dans son entreprise par son fidèle serviteur, le jeune Inigo de Balboa, chroniqueur à ses heures des aventures de son maître, par une poignée d’amis sûrs, et, de façon plus inattendue, par son ennemi juré le sicaire sicilien Malatesta.

Ce nouvel épisode de la vie d’Alatriste, est pour l’auteur, grand admirateur et connaisseur d’Alexandre Dumas - son livre Le Club Dumas est là pour en témoigner -, l’occasion de dresser un portrait saisissant de la Venise des Doges, une Venise hivernale et menaçante, loin des ors et des dorures. Certes, Pérez-Reverte est loin d’être le premier à décrire cette ville, théâtre de tant de récits, mais il le fait avec originalité et brio, épousant le point de vue de l’aventurier qui, davantage qu’aux splendeurs de la Sérénissime est sensible aux dangers qu’elle recèle. Les rendez-vous se donnent dans d’infâmes tripots, sur le pont des Assassins ou l’île des Squelettes.

La sourde mélancolie qui se dégage de la ville rejoint celle du capitaine Alatriste, un homme revenu de tout et qui n’attend plus guère de la vie et des autres. Pérez-Reverte, nourri comme son héros de la littérature classique espagnole, rend admirablement compte du « desengano », ce désenchantement des esprits les plus lucides qui entrevoyaient le déclin de l’Empire espagnol.

Les descriptions, hautes en couleur, au plus près de la picaresque, la langue parfois plaisamment archaïsante, truffée d’italianismes, (nous sommes à Venise ! ) sont un régal pour le lecteur. On peut se laisser emporter par ce récit de cape et d’épée, un des plus réussis de la série.

Marimile

Du même auteur : Le tableau du maître flamand, Le peintre de batailles, La reine du Sud, Cadix ou la diagonale du fou, Le tango de la vieille garde

Extrait :

Il franchit le seuil et je lui emboîtai le pas. L’intérieur était en ébullition, car chacun dans la population fêtait Noël à sa façon. Il n’y avait pas une table ni un banc de libre ; tout était occupé par des hommes qui expédiaient le vin comme on court la poste, arrosant dûment tripes de mouton et morceaux de poisson cuits dans une huile si noire qu’on l’eût prise pour le fond d’une lampe. Il régnait une âpre odeur de fumée de friture et de tabac, de vêtements humides et de sciure mouillée. Deux cents âmes au moins se pressaient, entre valets, chevaliers d’industrie et autre truanderie des canaux, du port et de la lagune. Il y avait aussi des putains corsaires qui empêchées cette nuit par le barigel et ses argousins d’arpenter les rues et d’exhiber leur nombril, lançaient ici leurs grappins d’abordage, corsages délacés et jupes retroussées, voletant dans la fumée des pipes et le brouillard résineux des torches de poix qui enfumaient les poutres du plafond et les grosses barriques de vin. Rien d’étrange, dans cette ambiance et ce vacarme, à ce que notre troupe, répartie en petits groupes pour ne pas attirer l’attention, passe suffisamment inaperçue.

Le pont des assassins
Le pont des assassins de Arturo Pérez-Reverte - Éditions Seuil - 333 pages
Traduit de l'espagnol par François Maspero.