Ces chercheurs excentriques furent les fondateurs d’un courant intitulé la « hard science » qui connut son apogée dans les années 70. Certains d’entre eux connurent même leur heure de gloire, bien que n’ayant écrit que très peu de romans. Le meilleur exemple en est T.J.Bass avec le diptyque de l’ère d’OLGA.

En l’an 2349 de l’ère d’OLGA, l’humanité a fait son choix pour la survie en s’enterrant dans des mégalopoles souterraines abritant des milliards d’individus. À la surface, du vert à perte de vue, chaque parcelle de terre est inlassablement cultivée par des agri-mâches obtuses afin de nourrir chichement la fourmilière. À l’intérieur de ces citées vit le Néchiffe, cet humain génétiquement modifié pour en effacer toute agressivité, une civilisation entière de nabots eunuques et grassouillets qui, amusant effet secondaire, ont perdu un orteil dans le processus. Ainsi, le Néchiffe à 4 orteils est le symbole pathétique de l’humanité triomphante. Entièrement dépendant de la cité et de son IA, la Mâche de classe1, qui le crée, l’éduque, l’élève puis le recycle. Il vit en vase clos une existence d’une vacuité totale loin de la surface qui le terrifie.

Dehors, dans les jardins, survivent les Broncos, créatures humaines non modifiées, derniers vestiges cannibales de l’ancienne humanité. Ils sont sauvages, vivent en tribus, en animaux traqués par ceux de la fourmilière qui ont gagné le droit de chasser dehors. Dans ce monde où tout est stérile, y compris les Néchiffes qui sont cultivés in-vitro, ils sont les seuls à se reproduire de manière classique. Les seuls êtres répondant encore à l’appellation de « naturel ».

Au milieu de tout ça, on croise des petits robots individuels tels que GUITAR, Cure Dent ou Trilobite, machines qui échappent au contrôle de la cité et qui portent, tels de minuscules prophètes cybernétiques, la parole d’OLGA, la déesse qui chérit les Broncos sauvages et méprise les Néchiffes à 4 orteils. Des Mâches bienveillantes ou renégates, comme Rorqual Maru, qui sont prêtes à toutes les ruses et à tous les sacrifices pour préserver l’humanité.

Mais voici que dans ce statu quo sanglant, les règles changent car le retour d’OLGA est proche et les Broncos et tous les hors les murs, les non-conformes, sous une étrange influence, s’organisent et se rassemblent. Les choses vont changer, pour le meilleur ou le pire, nul ne le sait.

Une fois cela posé,  Humanité et demie et sa suite Le Dieu Baleine déroulent une épopée où un certain nombre de personnages se succèdent pour nous faire découvrir ce monde complexe et remarquablement crédible.

T.J Bass écrit bien, son récit est intriguant, très imaginatif tout en restant (en tout cas à l’époque où il a été écrit) scientifiquement, scrupuleusement, exact. En tant que biologiste et médecin gérontologue, l’auteur a pris le parti d’utiliser ses connaissances et son jargon pour écrire son récit. Ainsi, quand deux individus vont s’accoupler, il décrit par le menu tout le processus hormonal auquel sont soumis les deux protagonistes et ses effets sur leurs organismes, tout en survolant superficiellement le coté sentimental. Certains lui reprochent ce choix,  Je trouve, au contraire, que cela rajoute un caractère particulier au récit en le rendant parfois très froid ce qui colle bien avec le monde qu’il décrit.

On s’attache rapidement aux personnages, poussière dans l’œil du destin de l’humanité et on ne peut s’empêcher de sourire quand vient la révélation de la vraie nature d’OLGA.
Dans les deux livres l’auteur prend à chaque fois la peine d’introduire des personnages d’horizons différents ce qui lui permet de donner une vision très complète de sa dystopie. Un vent d’épopée quasi messianique souffle tout au long des deux livres et attire à lui un lecteur rendu avide par l’apparente inanité de la résistance des « non conformes » contre cette « fourmilière » humaine implacable.

Humanité et demie laisse toutefois transparaître les défauts de sa nature. Étant un « fix up » de deux nouvelles, le fil conducteur est parfois ténu, voir imperceptible. Mais une fois rentré dans le récit on ne décroche plus et on palpite jusqu'à la fin. Petite note : le titre original étant half past human, le titre s’entend dans le même sens que huit heure et demie, et non pas au sens de quantitatif.

Comparativement, Le dieu baleine est plus abouti et plus cohérent. La continuité du personnage principal ainsi que son lien avec les autres protagonistes aident beaucoup à choisir son camp et à soutenir la révolte des sauvages à 5 orteils et leurs alliés.

Globalement, je dirais que ces deux livres font partis de ceux qui devraient se trouver dans la bibliothèque de tout lecteur de SF qui se respecte, autant par leur qualité de précurseur que par leurs qualités littéraires.
Il est trop rare de trouver un homme de science qui parvienne à vous faire palpiter en vous expliquant la réaction de la glande pinéale à un état émotionnel, il serait dommage de rater ça.

Hugues

Extrait :

La civilisation fourmilière, sous terre, était florissante. Trois trillions de Néchiffes se partageaient les bienfaits de la Terre et trouvaient leur bonheur dans les récompenses simples et standardisées que leur rationnait la Société Terrestre, la grande ST. Rien ne bougeait à la surface de la planète, mis à part les agri-mâches et de rares fugitifs comme Moon. Les caractères ataviques avaient réapparu chez Moon, c’était un cinq orteils, incapable de s’adapter à cette société de masse. Lui et son chien Dan étaient des fossiles vivants. Leurs espèces avaient été évincées par la masse des Néchiffes, mais eux survivaient. Ils avaient été tous deux, autrefois, les sujets d’expériences sur l’horloge ; ainsi, leurs corps subsistaient-ils, d’une génération à l’autre, et ils pouvaient assister au spectacle angoissant de l’extinction de leur race. Extinction qui se poursuivait toujours, car des régressions apparaissaient encore, occasionnellement, dans la lignée des Néchiffe, primitifs oubliés par l’évolution.

Humanité et demie  Le Dieu baleine
Humanité et demie & Le Dieu Baleine de T.J. Bass - Éditions Le Livre de Poche
Traduit de l'anglais par Françoise Maillet