Et tentent de parler de ces pays multiples qui nous habitent : ceux de l’enfance, d’où l’on vient, ceux de la capitale, où on étudie, mais surtout celui de son pays intérieur, fait de la confrontation de deux univers opposés, composant alors un troisième continent tout aussi intéressant que les deux autres.

Le premier récit raconte le premier contact avec la capitale, quand Claire est encore une enfant, à l’occasion d’un Salon de l’Agriculture. Dès les premières phrases, le ton est donné :

On resterait pour quatre jours. On logerait à Gentilly, dans la banlieue, chez des sortes d’amis que les parents avaient.

Premier voyage avec le père, « la fille et le garçon », Claire et Gilles. Premier dépaysement, première perte de repères, sauf quand on retrouvera les vaches Salers et qu’on y retrouvera une connaissance avec qui on avait été en affaires, pour du fourrage.
Avec beaucoup de tendresse, Marie-Hélène Lafon utilise des expressions paysannes, comme celle-ci à propos de cet Henry chez qui la famille loge :

On les voyait à Pâques, et en août ; ils venaient deux ou trois fois par saison, avec la sœur aînée de Suzanne, Thérèse et son mari qui faisaient une grosse propriété plus haut encore dans la vallée, au pied du puy Mary.

Mais avec Marie-Hélène Lafon on n’est jamais dans le folklorique. Comme dans L’annonce tout est juste, en toute authenticité.

Derrière la tendresse, de vraies questions, comme celle de l’avenir de l’agriculture : agonie probable selon le père, espoir d’une adaptation possible pour Suzanne – l’avenir est de toute façon incertain. On pense à Raymond Depardon et à son talent pour raconter la paysannerie derrière une caméra.

Le second récit est mon préféré : Claire est montée à Paris pour étudier les lettres classiques à la Sorbonne, après des années de pensionnat réussi à St Flour.

Plaisir des mots que Claire apprend – plaisir du lecteur qui les déguste avec elle découvrant cet univers : le pensionnat de Saint-Flour lui semblait très confiné, très douillet et très lointain depuis les amphithéâtres de la Sorbonne orgueilleuse où elle s’évertuait depuis plus de sept mois, bientôt huit, à traduire à usage interne et exclusif l’idiome étourdissant dont usaient les mandarins chargés de dispenser les cours magistraux . Mandarins, cursus, idiome : autant de mots nouveaux que Claire goûte avec sa bouche – et nous avec.

Ce premier été de Paris fut aussi celui de ce qu’elle nommerait plus tard la leçon du corps. Tout est dit dans cette phrase : ce sont les sens qui guident Claire au hasard de la ville, comme cette odeur de pelouse fraîchement tondue qu’elle emporterait avec elle dans le métro et garderait au chaud. Son rapport au monde est organique : Claire éprouve la capitale par ses cinq sens, et ce sont ces sensations que l’auteure nous traduit avec brio , d’où ce côté si vivant de son écriture.

Vocabulaire ciselé, image de L’Iliade se mêlant à celle du cadre parisien du XIIIè arrondissement de Paris, style précieux, tout y est. Précieux, mais jamais pédant.

Dans cette seconde partie, Marie-Hélène nous brosse une galerie de portraits très vivants : celui de ce professeur de grec qui n’a pas soutenu mais qui invite ses élèves à la veille des congés scolaires, celui d’une camarade de classe, Lucie, qu’a priori tout oppose (l’origine très bourgeoise normande contre origine paysanne auvergnate de l’autre), portrait d’un Jean-René étrange et solitaire qui disparaît mystérieusement de la faculté.

Mais le plus savoureux reste à venir : Claire, pour financer ses études, passe ses deux mois d’été au guichet d’une banque. Marie-Hélène nous livre un portrait très réussi de Mme Rablot, inamovible caissière, mais elle aussi fille de paysans, douze vaches de la grande époque et nous raconte les tribulations sentimentales de leurs collègues de la banque, Jean-Jacques et Marie-Christine.

D’où vient alors que cet usage du « on », dit impersonnel, rende cette histoire paradoxalement si personnelle ? Marie-Hélène Lafon parle de notre vie à tous : combien de nous ont quitté leur pays d’origine, comment fait-on quand on s’en va, que devient-on quand on emporte avec soi tout un pays d’enfance et qu’on s’incarne ailleurs ? Marie-Hélène cherche à faire rendre gorge au réel. Elle décrit minutieusement la ville et son univers minéral de promiscuité et d’odeurs différentes. Elle décrit le dépaysement. Et tout le monde peut s’y reconnaître.

Le troisième et dernier récit bouclera le recueil des pays. Avant que Claire ne revienne vers sa classe, un dimanche soir de retour de son pays d’Auvergne, elle croise dans la Gare de Lyon le regard d’une petite qui mendie. De quel pays est-elle ?

Claire, elle, a au moins deux pays : Elle a deux endroits où aller, un terrier dans la ville minérale, et un autre, là-haut, qu’elle appelle son terrier des champs, les terriers sont garnis, elle s’y tient au chaud. C’est son pays volcanique qui lui a donné son élan organique, son feu vital. Divorcée, sans enfant, c’est elle maintenant qui va attendre son neveu à la Gare de Lyon, en compagnie de son grand-père, effet miroir du premier récit où elle abordait Paris pour le Salon de l’Agriculture. Et c’est sur le portrait de son père, visitant le Louvre, qu’on referme la porte avec elle. Sur la pointe des pieds, comme pour garder en soi le charme de ce récit, nourri d’une formidable écriture.

Alice-Ange

Du même auteur : L'annonce, Joseph.

Extrait :

À Coutances, dans le jardin d’Antoinette Marie, Claire eut la révélation de Flaubert ; elle avait lu Madame Bovary en première, en était restée plus ou moins effarée et ne savait rien encore des émois de Frédéric Moreau quand, un dimanche après-midi, elle entendit Lucie donner lecture à son père d’une histoire de servante qui faisait barrage de son corps entre sa maîtresse et un taureau formidable lancé à la poursuite des deux femmes imprudemment aventurées dans son pâturage au retour d’une promenade. Le taureau, son mufle, sa galopade sourde, les corps éperdus de la maîtresse, ceux de ses deux enfants, Paul et Virginie, la carcasse sèche et dure de Félicité qui a avait été placée dans les fermes depuis l’enfance et connaissait les bêtes, tout était là, dans le jardin où l’on prenait le café au bord des pivoines capiteuses. La voix de Lucie montait dans l’air très doux, l’odeur des mottes de terre arrachées par la servante pour aveugler le taureau écumant se mêlait à celle du café. Claire lut dans l’après-midi les trente pages fatiguées du deuxième volume des œuvres complètes de Flaubert dans la Pléiade ; elle reconnaissait tout, le silence et la ténacité, la vaillance et la satisfaction du travail accompli, le char de foin qui tangue dans l’air du soir et la morgue épaisse de l’avoué Bourias. Elle entendait les coups du battoir de Félicité empressée à terminer sa lessive au bord de la Touques après qu’elle eut appris le mort de son neveu Victor embarqué au long cours et terrassé par une fièvre sauvage en un pays lointain dont elle ne pouvait rien deviner. Elle pleura à la fugitive étreinte des deux femmes, servante et maîtresse, enfin embrassées, un jour d’été, devant un placard ouvert où achevaient de se faner les vêtements et autres menues reliques d’une enfant morte depuis des années.

Les pays
Les pays de Marie-Hélène Lafon - Editions Buchet Chastel - 203 pages