Comme dans de nombreux récits, Jean Echenoz raconte la petite histoire dans la grande. La petite histoire, c’est celle de tous ses personnages qui convergent vers la grande place du village : il y a là Charles, le frère admiré et détesté Charles porte beau… , il y a les trois autres vendéens avec qui il partira – Padolieau, Bossis et Arcel – et il y a une femme bien sûr, comme dans toute forme romanesque qui se respecte – et Jean Echenoz respecte la forme romanesque comme il se doit.

Blanche, qui salue d’abord Charles d’un sourire fier de son maintien martial mais aussi Anthime qui a reçu d’elle une autre variété de sourire, plus grave et même, lui a-t-il semblé, un peu plus ému, soutenu, prononcé, va savoir au juste.

Charles, qui sait tout mieux que les autres, est convaincu que cette guerre, c’est l’affaire de quinze jours, tout au plus. A quoi répond invariablement Anthime  je n’en suis pas si sûr. Evidemment nous donnons raison à Anthime, nous qui connaissons notre histoire de France, on a tous lu quelque part le récit des ces hommes qui partent la fleur au fusil, en chantant la marseillaise, les officiers au pantalon beaucoup trop voyant et qui vont être des cibles idéales, les femmes qui acclament les soldats et les trains qui s’ébranlent vers les Ardennes. On va suivre les quatre vendéens aux côtés d’Anthime, et ceux-là vont tenter de ne pas se quitter malgré les opérations militaires. On songe à Liliane Beauquel et son très beau Avant le silence des forêts d’une même solidarité entre hommes – de l’autre côté des tranchées.

Pendant ce temps Blanche a rendez-vous chez le médecin de famille. Mais avant, toujours ce style inimitable de Jean Echenoz pour nous décrire des intérieurs que ce soit l’atmosphère dandy de Ravel, l’Amérique du début du siècle dernier Des éclairs ou celle d’une maison vendéenne :

Il règne une drôle d’ambiance disharmonieuse dans cette chambre, pourtant si calme et bien rangée (…) les meubles témoignent d’un effort de diversité forestière tel un arboretum : bonnetière à miroir en noyer, bureau en chêne, commode en acajou et placages de bois fruitier, le lit est en merisier et l’armoire en pitchpin (…) on se demande d’abord comment des essences si diverses peuvent s’entendre entre elles.

Pas de doute, selon le Docteur Monteil, Blanche est bien enceinte. De Charles sans doute. Lequel Charles a deux passions dans la vie : la photographie et l’aviation. Grâce à l’appui du Docteur Monteil (qui a des « relations ») il va réussir à allier les deux sur le front militaire : Echenoz nous le décrit avec le pilote Alfred Noblès, survolant les troupes à l’aide d’un biplan biplace Farman pour une mission de reconnaissance. Oui mais voilà nous sommes pendant l’été 1914 et les Français n’ont pas encore imaginé que la guerre pouvait se transporter dans les airs, pour l’instant Charles ne fait que de la photographie, mais ils croisent bientôt un biplace Aviatik ennemi dont la trajectoire vers le Farman laisse peu de doutes quant à ses intentions.
Résultat : une balle allemande traverse l’œil gauche de Noblès et Charles voit s’approcher le sol sur lequel il va s’écraser, à toute allure et sans alternative que sa mort immédiate, irréversible, sans l’ombre d’un espoir – sol présentement occupé par l’agglomération de Jonchery-sur-Vesle, joli village de la région de Champagne-Ardenne et dont les habitants s’appellent les Joncaviduliens. Le lecteur appréciera cette précision.

Jean Echenoz décrit donc la vie au front pendant ses premières semaines de bataille d’une année 1914 qui n’en finit pas. Mouvements de troupe désordonnés et sans expérience, tranchées et galeries interminables, premiers gaz aveuglants, liste de tous les animaux peuplant la vie des soldats, dont deux particulièrement désagréables comme le pou et le rat.

Canon tonnant en basse continue, obus fusants et percutants de tous calibres, balles qui sifflent, claquent, soupirent ou miaulent selon leur trajectoire, mitrailleuses, grenades et lance-flammes, la menace est partout.

Pendant ce temps en janvier 1915 Blanche met au monde une petite Juliette, une enfant avec un père qui a hérité de la croix de guerre posthume, mais personne ne s’en émeut, parce qu’il n’y a plus que les femmes et les vieillards restés au village.

Anthime, lui, est la cible d’un éclat d’obus retardataire et voit son bras droit sectionné. Tous le félicitent : quelle chance il a ! C’est la blessure idéale qui vous ramène illico au bercail. Anthime aura ainsi évité Verdun, comme le précisera Blanche un peu plus tard.

La fin de l’histoire sera plus réjouissante pour Anthime et Blanche. L’usine Borne-Sèze de chaussures a prospéré pendant la guerre et Anthime a remplacé Charles au conseil d’administration. Ils se retrouveront pour quelques jours à Paris et dans son style inimitable Jean Echenoz nous livrera le fin mot de l’histoire : Il s’est couché près d’elle et l’a prise dans son bras, puis il l’a pénétrée avant de l’inséminer. Et à l’automne suivant, précisément au cours de la bataille de Mons qui a été la dernière, un enfant mâle est né qu’on a prénommé Charles. Fin du récit et fin de l’histoire, Jean Echenoz a réussi à nous faire revivre ces semaines éprouvantes de la Grande Guerre et une fois encore c’est comme si on y était.

Du même auteur : Courir, Je m'en vais, Des éclairs, Caprice de la reine

Alice-Ange

Extrait :

Le sac ne pesait d’abord, vide, que six cents grammes. Mais il s’alourdirait vite par un premier lot de fournitures réglementaires, soigneusement réparties et consistant en matériel alimentaire – bouteilles d’alcool de menthe et substitut de café, boites et sachets de sucre et de chocolat, bidons et couverts en fer étamé, quart en fer embouti, ouvre-boîte et canif -, en vêtements – caleçons court et long, mouchoirs en coton, chemises de flanelle, bretelles et bandes molletières -, en produits d’entretien et de nettoyage – brosses à habits, à chaussures et pour les armes, boîtes de graisse, de cirage, de boutons et de lacets de rechange, trousse de couture et ciseaux à bouts ronds -, en effets de toilette et de santé – pansements individuels et coton hydrophile, torchon-serviette, miroir, savon, rasoir avec son aiguisoir, blaireau, brosse à dents, peigne – ainsi qu’en objets personnels – tabac et papier à rouler, allumettes et briquet, lampe de poche, bracelet d’identité à plaques maillechort et aluminium, petit paroissien du soldat, livret individuel. (…)
L’ensemble de cet édifice avoisinerait alors au moins trente-cinq kilos par temps sec. Avant qu’il ne se mette, donc, à pleuvoir.

14
14 de Jean Echenoz - Editions de Minuit - 124 pages