Il y a un an, Dédale nous faisait découvrir avec un grand enthousiasme Les Trois lumières. On retrouve dans À travers les champs bleus, le charme de cette écriture pudique et poétique.
Encore une fois, Claire Keegan rend hommage à la terre d'Irlande. Tous ses textes y sont indéniablement ancrés, enracinés, Et pourtant, il y a dans les mots choisis, dans l'agencement des phrases, quelque chose qui tient de l'aérien et de la suggestion permanente. L'Irlande de Claire Keegan est sauvage, baignée de lumière et d'embruns :

Elle percevait la haute présence protectrice de la montagne, les collines en contre-bas, au bout de la route, le fracas net, agréable de l'Atlantique sur le rivage.

Au creux de la vallée, l'eau marron somnolente continue de couler. Une paix profonde règne ici pour la simple raison que rien ne change. À la surface de l'eau, le reflet des arbres de l'autre rive est ondulé. Un unique nuage flotte dans le ciel, très pâle et incongru, comme un reste d'une autre journée.

Le temps semble ne plus avoir d'emprise, tant sur les paysages que sur les humains. En effet, bien que quelques tenus indices nous laissent comprendre que la narration nous est contemporaine, on a cette impression permanente que les personnages de Claire Keegan se sont échappés du passé. Les histoires pourraient très bien se dérouler au milieu du XXe, voire à la fin du XIXe.

Sans doute parce que ce dont nous parle Claire Keegan est intemporel puisqu'il s'agit des rapports entre hommes et femmes, qu'ils soient couples légitimes, amants, mais aussi pères et filles. À une ou deux exceptions près, les hommes, souvent rustres, sont prisonniers de leurs terres et de leurs animaux, alors que les femmes ne rêvent que de liberté et de départs. Et ce qui est extraordinaire dans ces textes, c'est la capacité de la romancière de tout suggérer. Claire Keegan fait parler les silences, les interstices entre les mots. Ces choses impalpables mais pourtant centrales dans une relation.

A l'origine c'était une pièce ouverte en haut de l'escalier, mais Eugene a supprimé tout ça, fait venir les menuisiers et dresser la cloison, poser la porte. Tu te souviens du moment où il t'a donné la clé, l'importance que cela avait pour toi à l'époque.

Judge (un chien) se félicite de ne pas savoir parler. Il n'a jamais compris l'obligation qu'ont  les humains de converser : les gens, quand ils se parlent, disent des choses inutiles qui améliorent rarement, pour ne pas dire jamais, leur existence. Leurs paroles les attristent. Pourquoi ne peuvent-ils pas se taire et s'embrasser ?

Je ne détaillerai pas, volontairement, le contenu de chacune des 8 nouvelles, pour vous laisser le plaisir de découvrir et déguster chacune d'entre elles. Je préfère vous dire à quel point j'ai été sensible à l'élégance et à la beauté de cette écriture. Vous dire enfin ce talent rare de sonder l'âme humaine tout en douceur et finesse.

Du même auteur : Les trois lumières

Laurence

Extrait de La nuit des sorbiers :

Peu de temps après la mort du prêtre, une femme a emménagé dans la maison sur la colline de Dunagore. C'était une femme de grande taille qui n'avait manifestement pas l'habitude de vivre sur la côte : moins de cinq minutes après qu'elle avait étendu sa lessive, le vent emportant ses vêtements à mi-hauteur de la tourbière. Margaret Flusk n'avait ni chapeau ni bottes en caoutchouc ni homme. Ses longues mèches de cheveux châtain flottaient librement dans son dos, comme des algues. Elle portait un gros manteau en peau de mouton qui lui allait à merveille et, quand elle posait un regard sur le monde mortel, c'était avec la sévérité d'une femme qui a enduré beaucoup d'épreuves et survécu. Lorsqu'elle s'est installée à Dunagore, elle n'avait pas encore quarante ans, mais elle ne pouvait plus enfanter. Elle avait perdu cette capacité des années auparavant et l'attribuait depuis toujours à cette nuit des sorbiers.

À travers les champs bleus
Les trois lumières de Claire Keegan - Éditions Sabine Wespieser - 256 pages
Traduit de l'irlandais par Jacquiline Odin