Dans ce court roman Maïssa Bey revient sur les 132 ans de colonisation française de l'Algérie, vus à travers les yeux d'un enfant. Ce procédé stylistique lui permet notamment de jouer sur la naïveté de l'Enfant, son regard candide est pour beaucoup dans la violence du texte, créant sans cesse une distorsion entre la réalité des faits et ce qu'en comprend l'Enfant.

Ce qui frappe d'abord, c'est la sincérité du discours des occidentaux de la fin du xixe, qui pensent en toute bonne foi, être porteurs d'espoir pour ce peuple « arriéré ». On repense alors au discours de Victor Hugo de 1879 déclarant Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-là. […] Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changer vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multiplier. Madame Lafrance débarque donc dans cette nouvelle contrée, persuadée que le progrès qu'elle apporte avec elle ne peut être que salutaire pour les indigènes.

Madame Lafrance n'écoute que ceux qui exaltent la noblesse de sa mission. Les Thuriféraires qui savent et clament haut et fort que s'il est bien un devoir auquel ne peuvent se dérober les races supérieures, c'est le devoir d'humanité envers les races inférieurs.

Et parmi ses missions, il y a celle d'imposer son histoire et sa langue. L'Enfant apprend donc à aimer son pays la France, à parler la seule langue possible, le Français, et à craindre et respecter le terrible Si Laloi, compagnon fidèle de Madame Lafrance.

Si Laloi est craint de tous.
Sur toutes les lèvres, en toutes occasion, l'enfant entend ce nom.
Mais pour lui, le mystère demeure. Qui est-il ? Qui est donc cet homme qui hante ses nuits, qui est à la source de toutes ces errances, de tous leurs malheurs ?
Dévoré de curiosité, l'enfant voudrait simplement le voir, l'approcher, mettre un visage sur le nom de cet être si redoutable, si puissant, qu'il suffit d'évoquer pour que les conversations cessent et que les regards se dérobent.

Mais où était donc Si Laloi quand les militaires ont brûlés des villages entiers avec femmes et enfants enfermés dans les maisons ? Où était donc Si Laloi quand les terres ont été confisquées ? Où était donc Si Laloi quand des familles entières ont été placées dans des camps d'internement ?

L'Enfant l'ignore et ne comprend pas pourquoi la mère patrie, celle qui devraient protéger ses enfants, se montre si cruelle avec son peuple. C'est une histoire de souffrance, de torture, de vexation et d'humiliation que déroule sous nos yeux Maïssa Bey.  Et si ce texte est si puissant, c'est qu'il est avant tout œuvre littéraire.

Si tous les faits rapportés dans ce récit sont rigoureusement exacts, Pierre, Sang, Papier ou Cendre n'est pas un roman historique. Son projet est bien plus ambitieux mais aussi bien plus fragile.
Il y a d'abord cette inter-textualité permanente qui dresse un pont entre les deux rives de la méditerranée, entre les écrivains de France et d'Algérie. Il y a notamment cette très belle scène en bord de mer où Albert Camus croise sans le savoir le jeune Kateb Yacine.
Et puis, au-delà du décalage entre l'innocence de l'Enfant et la cruauté de l'Institution, il y a un souffle poétique hypnotique puissant. Maïssa Bey, tout en ne cachant rien de l'horreur des exactions, fait aussi une magnifique déclaration d'amour à son pays, à son peuple et à ses paysages. Et s'il est une chose que Madame Lafrance n'a jamais pu modeler, c'est la lumière si particulière qui baigne l'Algérie, cet espoir que nul colon n'a pu éteindre et qui traverse tout le récit.

Laurence

Extrait :

Ce serait u petit matin blafard soudain transpercé d'une vive lueur.
Ce serait un oiseau blanc affolé dans le ciel hachuré d'éclairs.
Ce serait une langue de feu déversée par des oiseaux d'acier.
Personne ne sait encore nommer cette vague d'incandescence soudain répandue.

Ce seraient des hommes, des femmes, des enfants éperdus, fuyant la vague brûlante et mortelle.
Ce seraient, incessantes, terrifiantes, des déflagrations au cœur de ténèbres indues.
Des lambeaux de soleil s'accrochent et s’incrustent tous les yeux, dans la peau, dans la mémoire. À jamais.

Là-haut, assis dans leurs engins semeurs de mort, sanglés dans leur ceinture de sécurité, des hommes incrédules contemplent l'effet de leurs « bidons spéciaux ».
Une coulée de lave bouillonnante serpente à travers les rues du douar, lèche les murs de terre et ne laisse derrière elle qu'amas de cendres pulvérulentes.
Ce torrent de feu qui creuse le gouffre de l'irrémédiable s'appelle napalm.

Ce serait l'obscure, dans l'illusoire protection des grottes et des abris, l'attente du jour dont on ne sait s'il renaîtra parmi les cendres.

Pierre sang papier cendre
Pierre, sang, papier ou cendre de Maïssa Bey - Éditions de l'Aube (collection poche) - 208 pages