Tahar n'a jamais été un bavard. Alors, au moment où il gît sans conscience sur son lit d'hôpital, la musique de ses souvenirs ne joue que pour lui… et un autre aussi. Celui auquel personne ne s'attend. Sauf Tahar.

Tahar est à l’hôpital entouré de sa femme, deux êtres qui se sont toujours compris sans avoir à parler, son fils dont personne n'a entendu la voix et son beau-père qui lui serine ses prières chrétiennes et ses soucis pour ses pommes de terre. Dans le couloir, Becker attend son tour pour le visiter. Il n'est pas algérien mais il a fait l'Algérie, comme ils disent.
Tous en savent si peu sur la vie, l'enfance de Tahar dans son village du constantinois, écrasé par la lumière blanche du soleil. Pris entre sa vie dans les montagnes, les manœuvres de l'armée française et les actions des fellagas. Il n'a jamais rien dit… L’Algérie n'était pas un sujet.

Tahar a 15 ans quand il a débarqué à Marseille. Si jeune, il a choisi son camp, il a suivi la famille d'un de ses copains d'école. Déjà un peu français sous l'impact de son institutrice à la robe à fleurs bleues ou le prestige des tenues beiges des soldats venus ramener l'ordre dans le département d'Algérie. La déchirure d'un jour blanc de lumière s'est imprimé sur sa rétine, dans son cœur. L'enfant a disparu.

Comment parler de ce qu'a été cet homme aujourd'hui mourant ? Comment vous dire toute la sensualité de l'écriture de Fabienne Jacob ? C'est littéralement organique. On vit cette lecture dans ses fibres. L'auteur joue intelligemment des images, des oppositions : deux pays, deux modes de vie, des lumières différentes, des couleurs éclatantes. C'est la vie et les jeux d'enfant, la guerre sournoise et brutale. La musicalité des champs de blé, la sensualité des gestes de sa mère préparant la semoule, la grand-mère le humant dans le cou… Dans cette histoire, tout parle au cœur, au corps. De cette vitalité animal que tout le monde recèle. Ce n'est pas un énième livre sur la guerre d'Algérie. C'est vraiment bien plus que cela. C'est un homme, un pays, un choix crucial, un exil, une autre vie.

C'est une ode à la musique des cœurs, des corps, des âmes, une filiation. C'est fort, efficace, imparable.
Et puis comme pour Tahar, vient l'averse salvatrice. Celle qui libère, comme ces pluies d'orage lors d'un été trop chaud.

Une merveilleuse découverte.

Dédale

Du même auteur : Corps

(Les avis des autres membres du jury des Biblioblogueurs en suivant ce lien et ceux du jury des lecteurs dans les commentaires du billet)

Extrait :

Touché coulé. L’Algérie étouffe en Tahar un cri lancé par-dessus le djebel un de ces soirs tremblant dans l'éblouissement d'un été ultime, le cri ricoché par l'écho d'une vallée à l'autre. Le long des oueds de pierres sèches, broussailles, rocailles, lauriers, une incandescence de pétales roses dans la lumière rasante du grand soir. Le paysage saturé de vide, la déflagration du silence dans les vallées devenues bouches d'ombre violette, les unes après les autres comme au théâtre s'éteignent les lumières. Son pays de bergers, d'herbes et de blés jaunes, le vent venu du désert joue dans les épis, un jeune chien. La lumière de ce pays, coupante, un crime en plein midi, il faut l'avoir perdue, pour se la rappeler un jour comme aujourd’hui. Pour qu'elle manque au point de ne pas l'avoir oubliée. Un crime, on vous dit. Tahar, depuis l'âge de quinze ans à vivre dans un pays qui ne sera jamais le sien une vie sans lumière. Comment sa rétine s'est habituée au demi-jour français, une poisse de rayons blafards dont elle se repaît à longueur de jour. L'être humain, jetez-le dans un exil sans lumière, loin du pays où il est né, père et mère, frères et sœurs pareillement disparus, il vivra. Son pays meurt avec Tahar, le trou se referme, le trou dans l'eau, bientôt la surface sera plane, lisse, bientôt le monde fera comme si Tahar n'avait jamais existé, comme si de rien n'était.

L'averse
L'averse de Fabienne Jacob - Éditions Gallimard - 135 pages