C’est à cette question posée sous forme d’enquête que le narrateur du Déplacé mi-désemparé mi-désabusé après la mort de son père, va se confronter. Ex-militant des droits de l’homme, avocat et aspirant à la Révolution, on sent le narrateur un peu perdu et prêt à toute aventure qui lui permettra de prendre du temps pour réfléchir. Le hasard se présente sous la forme d’une femme libanaise à la recherche de son fils Elias, qui aurait échappé au massacre contre les Chrétiens en septembre 1983 et qui se serait réfugié un temps dans un couvent libanais, mais elle n’en sait pas plus.

Il part donc. Première adresse : le Couvent Notre-Dame de Jounieh, où l’on s’attend à trouver silence et prière, mais qui ressemble plus à un hôtel international. Notre avocat mène l’enquête, mais dès la première rencontre avec la Mère Supérieure il se rend compte que les choses ne sont pas si simples.

- Vous ne pouvez pas savoir comme elle a été longue et barbare » explique un prêtre maronite, à propos de la guerre. « Pendant quinze ans, tout le monde s’est étripé. 150 000 morts pour un pays de 4 millions d’habitants. Toutes les communautés : les chrétiens, les Druzes, les sunnites, les chiites, avec en plus la participation des Palestiniens, des Israéliens, des Syriens. C’était comme si toute la région se retrouvait sur un ring pour se cogner dessus. »

Se faisant passer pour un écrivain réunissant des éléments afin d’écrire sur les conséquences de la guerre sur les personnes déplacées, notre avocat remarque aussi, quand la Mère Supérieure consulte le registre des réfugiés accueillis au Monastère, que le nom d’Elias est entouré d’un cercle rouge…

Commence alors une longue marche qui va le mener du Couvent à Fatka, puis à Joulieh, puis à Beyrouth et enfin dans le Chouf. Menant son enquête, il va de témoin en témoin : Nadim, le fils de l’imprimeur, avec qui il a travaillé à Jounieh, le vieux pécheur, Salima Azar, la belle informaticienne de Beyrouth, Ramiz, le professeur de français dans le Chouf, jusqu’à cette surprenante soirée avec Walid Joumblatt en personne. Guidé par le seul fil du « hasard », qu’il suit depuis le départ, il arrivera enfin à destination, rencontrera les survivants du massacre et comprendra enfin la complexité des relations inter-religieuses dans un petit village libanais.

D’une écriture très agréable, et qui laisse aussi la place à l’émotion, Le Déplacé se lit comme une enquête policière à laquelle on se prend au jeu. A la fin, on a l’impression de connaître un peu ce personnage d’Elias Kassem, impression renforcée par l’utilisation du « je » par le narrateur, et du « tu » qu’il adresse à cet inconnu qu’on découvre peu à peu, en un portrait en creux brossé par ceux qui l’ont connu, créant ainsi une relation fictive qui sonne juste et qui nous touche.

Mais Denis Langlois traite en même temps de thématiques importantes comme la réconciliation, l’oubli ou le pardon dans un pays marqué par les conflits ethniques et religieux. Peut-on pardonner à ceux qui ont massacré vos proches alors qu’ils étaient jusqu’ici vos voisins ? Peut-on résister à l’appel de la vengeance sans passer pour un traître ? Faut-il organiser des séances collectives de réconciliation générale pour espérer vivre à nouveau ensemble ?

Autant de questions d’une cruelle actualité qui éclaire la situation d’un pays voisin, victime d’un conflit terrible et tout proche : la Syrie.

Alice-Ange

Extrait :

Samir Nakhlé, un chrétien d’une cinquantaine d’années, poète à ses heures, arrière-petit-fils de l’auteur de l’hymne national libanais, a été le premier à se réinstaller au milieu des Druzes.
Je m’empresse de le rencontrer. Cheveux légèrement frisés, visage à la fois tendre et volontaire, il me fait visiter sa maison.
- Là, vous voyez, c’était ce qu’on appelle la chambre d’hiver : la seule pièce que l’on chauffait. Toute la famille y mangeait et dormait quand il faisait froid. Des Druzes ont commencé à mitrailler la porte, puis ils sont montés sur le toit et ont lancé une grenade dans la cheminée. Le poêle a explosé.
Il me montre les murs encore criblés d’éclats. Plâtre, ciment, tout a été profondément entaillé. J’imagine ce qu’il en a été des corps.
- Tous ceux qui se trouvaient là ont été tués : ma mère, deux de mes sœurs, un frère et mon oncle. Mon père, lui, était absent. Il assistait à un enterrement dans un autre village. Il a été tué avec un voisin sur la route en revenant à Barouk.
Je risque une question.
- De quel village revenait-il ?
La réponse, celle que j’attendais et redoutais à la fois, tombe, inexorable.
- De Maasser.

Le déplacé
Le déplacé de Denis Langlois - Éditions de l'Aube - 252 pages