Par souci d'intégration, Moïshe Kapelouchnick tout juste arrivé en France était devenu Maurice Capel. Et puis il avait faire 14-18 ! Ensuite à la faveur d'une erreur de l'agent de l’État-civil, Bérénice devient à son enregistrement Bérénice Capet. Rien de plus français, doublement royale même ! A l'aura de la France, tous ces juifs exilés y croyaient. C'était tout de même la terre des Droits de l'Homme, de Zola, des Racine et des poètes. Rien ne pouvait leur arriver.

En 1934, au grand dam de ses parents totalement contre, Bérénice entre au Conservatoire pour devenir comédienne. Son ambition depuis toute petite est de jouer sur les planches de la Maison de Molière, la célèbre Comédie-Française. A force de ténacité, de passion chevillée au corps, le soutien de toujours de son amie Colette et de madame de Lignières qu'il m'emmena pour la première fois au théâtre, la jeune fille arrivera à son but. En chemin, elle apprendra son métier avec les plus grands comédiens de l'époque et notamment le charismatique Louis Jouvet. Elle croisera aussi Jacques Coupeau, Jean-Louis Barrault et Mme Madeleine Renaud, aura comme ami Robert Emmanuel et bien d'autres pleins de talents.

Avec son nom français, Bérénice de Lignières (nom de scène) se croit protégée. Elle pense que la Comédie-Française est un sanctuaire, que rien ne peut lui arriver de mal, à part la jalousie d'une collègue. L'arrivée des nazis à Paris, les lois anti-juives va frapper à la porte de son paradis. On tombe des nues quand on apprend que la Grande maison a toute seule décidé de devancer l'application de ces lois iniques, ne résistera pas au diktat allemand. Cette menace bien réelle se montre insidieusement quand on ne l'attend pas par un « Elle ne pourra pas dire à ses enfants ou à ses petits-enfants… » Forcément l'imagination galope.

Isabelle Stibbe a été responsable des publications de la Comédie-Française. Elle est aujourd'hui secrétaire générale de l'Athénée Théâtre Louis-Jouvet, maison créée par l'acteur. C'est dire combien elle connaît son sujet, qu'elle a eu la possibilité de faire ses recherches. Dans ce premier roman, l'auteur nous offre une tranche de l'histoire du théâtre français. Elle sait également rendre ce que peut être pour un acteur cette nécessité vitale de jouer, de s'investir corps et âme dans un rôle et qu'il pourrait être prêt à tous les sacrifices pour jouer.

Un bon premier roman où l'on apprend bien des choses sur ce théâtre qui fascine, des découvertes sur le parcours traditionnel pour apprendre ce métier de comédien, les coulisses de la grande Maison. Bonne lecture pour quelqu'un qui n'y connaît rien même si j'aurai aimé en apprendre encore un peu plus. En tout cas, Isabelle Stibbe rend bien la magie du théâtre, donne envie au moins de relire Bérénice (une merveille sans nom) ou d'aller voir des pièces à défaut de monter soi-même sur les planches.

Une vie de théâtre honnête avec un petit goût agréable de « revenons s'y. »

Dédale

Extrait :

Une vieille cliente de ses parents, l'élégante madame de Lignières, habitante du très chic septième arrondissement quand elle n'occupait pas son château de Touraine, connaissant son rêve de devenir comédienne et voulant la remercier d'un menu service qu'elle lui avait rendu, avait proposé d'emmener Bérénice à la Comédie-Française pour ses huit ans. Des jours à l'avance, on avait sermonné la petite pour qu'elle se tint bien dans la salle et ne fit pas honte à la famille. Aucun Kapelouchnik ni même Valabrègue, la famille de sa mère, n'avait mis les pieds dans la Maison de Molière. […]
4 juin 1927, le Théatre-Français donnait Lorenzaccio d'Alfred de Musset. En apprenant que le rôle de Lorenzo était tenu par une certaine Marie-Thérèse Piérat, Bérénice pouffa : « un rôle d'homme joué par une femme ? Comme c'est bête ! » Elle ne fit pas longtemps la maligne. Était-ce l'architecture de la salle de Victor Louis, le rideau rouge aux nobles plis, la coupole peinte par Albert Besnard ? Ce qui se passa à la Comédie-Française fut son pilier de Notre-Dame. Seule importait cette sensation très forte et très simple à la fois, cette évidence de se trouver à sa place et d'être bien.
Elle n'avait plus envie de parler. Ses mains étaient devenues moites en pensant aux comédiens qui allaient entrer en scène, qui se trouvaient là à deux pas, en coulisses, se préparant, regardant peut-être par un trou dans le rideau la salle se remplir peu à peu. Elle était avec eux, elle était de leur côté, leur trac était le sien. Sans s'en rendre compte elle venait d'introduire le sacré dans cette enceinte rouge et or. Désormais le monde se partagerait en deux : d'un côté les prêtres du théâtre – assemblée de ministres du culte composée des artistes – de l'autre les païns : ces gens autour d'elle qui s'éventaient avec le programme, discutaient chapeaux et coiffeurs, dîners en ville, Salon de l'auto au Grand Palais…

Bérénice 34-44
Bérénice 34-44 de Isabelle Stibbe - Éditions Serge Safran – 316 pages