Ce premier roman me paraît à tous points de vue admirable. Sa structure est extrêmement bien pensée. La narration se fait du point de vue de Paule. Le lecteur est en fait mis en contact direct avec ses pensées. Ceci permet de résoudre une contradiction apparente entre l'extrême raffinement littéraire du livre, qu'on ne peut que lire très lentement pour bien l'apprécier, et une langue orale trébuchante à laquelle on pourrait être tenté de réduire le personnage. La narration fait occasionnellement place à quelques courts dialogues (souvent en créole, une traduction en français apparaissant en note). La vie du personnage sera parcourue dans toute sa totalité, depuis la naissance jusqu'au chaos final qui m'a scié d'admiration.

Parmi les thèmes principaux de ce roman, on trouve la prostitution, l'alcoolisme, la superstition, les relations entre un enfant et ses géniteurs, chacun abordé avec la complexité qui lui est propre. On retrouve aussi dans ce livre quelques thèmes apparus dans ses livres précédents. Ainsi, la terre, la boue, l'argile en lesquels les corps peuvent comme se dissoudre et se former ont quelque importance dans ce roman, tout comme elles en avaient dans certaines nouvelles du recueil Solstices. L'auteure a également inséré une nouvelle variation sur un thème qu'elle avait déjà traité dans la nouvelle Ophélie (également dans Solstices). La découverte du corps d'une malheureuse par Paule au chapitre 12 m'a immédiatement fait penser à cette vision. Loin d'une ambiance éthérée, celle-ci est organique, boueuse. Comme dans Le poids des êtres, la désillusion n'est pas le moins important des sentiments éprouvés par Paule.

Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.

Joël

Extrait :

Elle est déjà morte. Elle a fini de mourir. Elle a terminé sa mort. Elle est étalée dans la boue, maculée de la tête aux pieds par tout ce qui pollue la Grande Rivière Nord Ouest, la couleur inhumaine, les chairs flasques et déjà quelque peu gonflées. Une pauvre robe qui avait été bleue, obscènement déchirée en plusieurs endroits.
[...]
Adieu Aline. L'avez-vous aimée un peu, comme moi ? Avez-vous imaginé son petit corps souple de dix-sept ans dans sa robe bleue, ses lèvres au rire mûr, ses cheveux massifs et ondulés, ses petites mains avides ?
Il n'en faut pas plus pour faire taire les canards blancs de la Grande Rivière Nord Ouest.
Je ne les ai plus revus après. Ils ne passent plus par là. Ils évident le sillage sombre et persistant de la mort.

Rue la Poudrière
Rue la Poudrière d'Ananda Devi - 193 pages - Éditions le Printemps