La pièce de théâtre met en scène dix personnages : la fille (une prostituée), le soldat, la femme de chambre, le jeune homme, la jeune femme, le mari, la grisette, l'homme de lettres, l'actrice, le comte. Chacune des dix scènes est organisée autour d'une relation sexuelle entre deux personnages, d'abord la fille et le soldat, puis le soldat et la femme de chambre, et ainsi de suite jusqu'au retour de la fille avec le comte pour boucler la ronde. À une exception près, toutes ces relations sont bien entendu illégitimes. Des hommes et des femmes de toutes conditions de la Vienne du début du XXe s'y croisent. Le texte, très spirituel, révèle avec un humour certain l'hypocrisie et la duplicité d'une société réprouvant ces unions charnelles, qui ne dérangent toutefois pas grand monde tant qu'elles restent cachées. Qu'il s'agisse d'une préoccupation réelle ou de manœuvres dilatoires dans le jeu de séduction, beaucoup de personnages de la pièce paraissent ainsi obsédés à l'idée d'être surpris en pleine action. Ces dix délicieux dialogues mettent aussi en question l'organisation sociale et les rapports de domination tissés autour des ambitions des uns et des autres ; toutes ces relations ne peuvent pas exactement être qualifiées de consensuelles...

S'agissant d'un texte théâtral, je me réjouissais de le voir représenté sur scène par des élèves musiciens et chanteurs du Conservatoire de Paris dirigés par le chef d'orchestre Tito Ceccherini. Le spectacle était mis en scène par Marguerite Borie et chorégraphié par Darren Ross.

De tous les opéras contemporains que j'aie entendus, Reigen est certainement un de ceux que j'ai préférés. D'une scène à une autre, la musique de Boesmans paraît très variée. On trouve des emprunts à la musique populaire pendant la transition entre les deux premières scènes. Dans la quatrième scène, le désir du jeune homme semble évoqué par une sorte de fugue jouée par les cuivres. Pendant tout l'opéra, la façon de mettre en musique le texte m'a paru extrêmement agréable. Si j'étais germanophone, il ne fait aucun doute que j'aurais compris le texte. Par manque d'autres références en matière d'opéras du vingtième siècle en allemand, c'est à Richard Strauss et en particulier à Salomé et à Ariane à Naxos que m'ont fait penser l'orchestration luxuriante et le rapport entre les voix et la musique. Mon impression aurait peut-être été différente si l'orchestre avait joué la version d'origine de l'opéra ; en tout cas, avec cette réduction pour orchestre de chambre due à Fabrizio Cassol (membre du groupe de jazz Aka Moon), il m'a semblé que les voix n'étaient jamais couvertes par l'orchestre alors même que les chanteurs ne donnaient pas l'impression d'avoir à forcer sur leur voix.

À l'exception d'une très brève pause à la fin de la cinquième scène permettant aux musiciens de réaccorder leurs instruments, les dix scènes de l'opéra s'enchaînent, et ce façon très fluide sans que les spectateurs soient aucunement perturbés par la nécessaire réorganisation des éléments de décor (tables, chaises, paravents, lit...) qui est effectuée lors de chaque transition par les chanteurs ne participant pas aux scènes concernées. La mise en scène m'a paru extrêmement convaincante, les chanteurs semblant jouer de façon assez naturelle (en tout cas bien mieux que beaucoup de chanteurs d'opéra plus expérimentés !).

Si le livret de l'opéra reprend la structure de la pièce de Schnitzler, le texte a fait l'objet d'une adaptation par Luc Bondy (qui avait d'ailleurs mis en scène l'opéra lors de sa création à Bruxelles en 1993). Ainsi, des prénoms de personnages ont été changés et quelques détails ont été ajoutés, comme l'intervention d'un moustique dans la troisième scène, aussi délicieusement mise en scène que mise en musique !

Si j'ai été convaincu par les prestations vocales des dix chanteurs, du côté féminin, j'ai tout particulièrement aimé les voix de Laura Holm (la jeune femme), Catherine Trottmann (la femme de chambre). Chez les hommes, j'ai préféré le baryton Roman Dayez interprétant un comte ridicule qui se demande sans doute autant que les spectateurs ce qu'il vient faire dans cette pièce !

D'autres avis sur cette production d'opéra : Musica Sola, Bladsurb, Claude Samuel.

Joël

Extrait :


La jeune femme : Ah... Si tu voulais... toujours...
Le mari, dans ses bras : Comment ?
La jeune femme : Mon Charles !
Le mari : Que disais-tu ? Si je... toujours ?
La jeune femme : Oui ! enfin...
La mari : Eh bien ! qu'est-ce qu'il y aurait, si je... toujours ?
La jeune femme : Je saurais toujours, alors, que tu m'aimes.
Le mari : Oui, mais tu devrais toujours t'en souvenir. Le mariage est fait de beaucoup de choses, et c'est là sa beauté. On n'est pas toujours amant. Il y a l'amour, oui, mais il y a la vie aussi, ses luttes, ses défaites, ses victoires. Ne l'oublie pas, mon petit... Tu sais qu'il n'y a pas beaucoup de jeunes ménages qui se souviennent encore de leur... Venise au bout de cinq ans.
La jeune femme : Certainement.

La Ronde
La ronde d'Arthur Schnitzler, traduit de l'allemand par M. Remon, W. Bauer et S. Clauser - Bibliothèque Cosmopolite Stock - 187 pages.
Le livret de Luc Bondy et un enregistrements de l'opéra sont également disponibles.