Mi-souvenirs et lectures personnelles et mi-essai sur des questions comme celle du temps, de la mémoire, de l’origine et du langage, cet ouvrage polymorphe s’ouvre d’abord sur une phrase qu’on entend fréquemment dans les conversations : c’était mieux avant. Une phrase banale, commune, qu’on entend souvent en France, et que l’auteur fait suivre d’une litanie de souvenirs mieux avant à la mode d’un je me souviens de Perec. A partir de ces évocations personnelles, le psychanalyste et écrivain s’interroge : est-ce de la nostalgie ? éprouve-t-on des regrets ? Sans trancher le débat entre les partisans d’un présent qui apporte son lot de progrès et un passé qui paraît plus reluisant, l’auteur prolonge sa réflexion sur le temps, celui qu’on cherche et qu’on découpe en tranches, et sa lancinante question c’était quand déjà ? le jour où…

Le pendant de ce c’était mieux avant, on le trouve page 123 :

De celui qui déclare d’un ton péremptoire : « Moi je pense que… », vous pouvez être certain 1. qu’il ne pense pas, 2. qu’il revendique un jugement qui lui serait propre alors qu’il exprime l’opinion la plus commune dont il se fait l’écho à son insu, 3. qu’il est si peu assuré de son existence qu’il met en avant Moi et, pour faire bonne mesure, l’accole à Je. Il n’y a pas plus vantard, plus inconsistant et plus conformiste que cet homme-là.

Fin connaisseur des comportements humains, J.-B. Pontalis revisite plusieurs concepts à l’aune de son expérience de psychanalyste.

Son deuxième chapitre s’intitule Oublieuse mémoire. Mon lieu d’archive est ma mémoire explique celui qui ne garde presque rien, hormis des photographies du passé :

Ma mémoire serait-elle une plaque photographique où l’éphémère et l’intemporel ne font qu’un ? Où l’absence n’est pas l’opposée de la présence ?

J.-B. Pontalis porte la réflexion sur la mémoire fragmentée et distendue. Peut-on par exemple, comme le cherche Michelet, croire à la « résurrection intégrale du passé » ? Peut-on s’approprier ce temps où nous n’étions pas nés ? Et comment différencier les souvenirs des traces du passé ?

Réminiscence, remémoration, répétition, traces, l’auteur mêle ses souvenirs personnels d’analyste et une réflexion éclairée sur des notions qui intéressent l’analyse comme la littérature. Et ce qu’il y a de bien avec lui c’est qu’il ouvre plus de questions qu’il ne tranche définitivement ces questions essentielles.

Citant Barthes ou Perec, il fait le point sur ce que l’on sait aujourd’hui de la mémoire, en citant aussi Borges et son étrange personnage Irenas Funes, qui possède une mémoire incapable d’oublier. « Il est absolument impossible de vivre sans oubli » dit Nietzsche.

Un chapitre complet est consacré à Freud et les mémoires, et pose la question suivante : L’inconscient ne devrait-il pas s’appeler Mémoire ? Le psychanalyste explique que Freud se refusait d’édifier une théorie générale de la mémoire et s’interroge sur notre mécanisme de sélection.

Mais l’écrivain ne se cantonne pas à son domaine : il connaît aussi la peinture, avec Odilon Rodon qui voyait en l’art comme une petite porte ouverte sur le mystère, avant d’évoquer cette très belle formule, à propos de Caspar David Friedrich : mettre la logique du visible au service de l’invisible.

Difficile de tout dire tant ce recueil foisonne de réflexions intelligentes et de questions pertinentes. Mentionnons pourtant un abécédaire très amusant qui compulse toute une série de citations sur ce que peut être cet avant : Avant, pour tout un chacun, c’est son enfance. Et de très nombreux écrivains se sont penchés sur cette période. De Racine à Philippe Forest, en passant par Jules Renard, Victor Hugo ou Jean-Paul Sartre : tout un inventaire de fragments sur le thème de l’enfance qui parlent surtout de celui qui a choisi ces extraits.

Il y a une espèce d’alliance, de pacte secret entre les deux disciplines (psychanalyse et écriture), qui ont le même objet – éclairer les soubassements de l’âme humaine – et sont tissées du même matériau – la parole humaine

explique l’auteur de Avant dans un dernier entretien accordé au Point.

A l’image du lecteur qui chemine avec l’auteur, l’analysé et l’analyste avancent ensemble dans le noir, sur une terre inconnue. Une analyse qui ne vous fait pas un peu vaciller dans votre propre identité ne fonctionne pas.

Une phrase dans laquelle on pourrait remplacer le terme analyse par littérature et qui en donnerait alors une très belle définition.

Alice-Ange

Extrait :


(…) Avant, pour tout un chacun, c’est son enfance. Qu’on y voie le temps d’un vert paradis ou qu’on la dénigre comme Sartre dans Les Mots, qu’elle soit l’objet d’une nostalgie ou qu’on se réjouisse d’en être sorti, tel le prisonnier délivré de sa cellule, tant elle fut malheureuse, on ne se lasse pas de l’évoquer, cet âge-là, de s’en remémorer les moments précieux, comme s’il y avait en lui quelque chose d’inoubliable qui aurait façonné notre futur en y laissant à jamais sa marque.

Et maintenant, c’est maintenant. Et maintenant, c’est aujourd’hui, hier et demain. Nous autres, humains, nous ressentons et croyons que le temps passe, nous prétendons qu’il s’écoule et, plus nous vieillissons, qu’il s’écoule trop vite. Mais le Temps (avec une majuscule) ignore qu’il passe, il est immobile, il n’a pas d’âge.
J’ai comme chacun de nous tous les âges si je cesse de découper le Temps.

Avant
Avant de Jean-Bertrand Pontalis – Éditions Gallimard – 140 pages