Inspiré d'une histoire vraie, François Garde entremêle la narration de la vie de Narcisse, oublié de tous, et recueilli par les sauvages et les actions d'Octave de Vallombrun pour faire revenir Narcisse à la « civilisation ». Par ces narrations indirectes, l'auteur nous ferre immédiatement dans une aventure peu commune. Captivant est cet aller-retour d'une culture à une autre. Les efforts de Narcisse pour s'adapter aux Aborigènes, à un nouveau mode de vie, aux contraintes de la survie.

Rude est cette adaptation aux us et coutumes d'une vie adaptée en fonction des terrains de chasse, des sources d'eau. Marcher en fonction du soleil, adopter une autre conception du temps – point de futur, une vie au jour le jour -, autre alimentation, une langue différente faite de claquements de langue, raclements de gorge. Ne prendre sur la nature que ce qui est nécessaire (alimentation, médecine, eau), vivre avec elle, se déplacer en silence et sans violence aucune. Ne pas exprimer ses émotions, sentiments ce qui fait qu'on les croit totalement impénétrables. La mort semble aussi sans importance. Normal quand on sait que l'on est seulement de passage sur terre.
Rude aussi est le retour à la vie des blancs. Narcisse face aux incitations d'Octave, c'est la confrontation de deux personnalités en lutte. Un matelot enfermé au cachot depuis des années et qui lutte pour en sortir, et un diablotin sauvage qui bataille pied à pied pour l'en empêcher. Le matelot l'emporte, mais pas toujours et pas sans concessions. Dur aussi pour Narcisse de réaliser à son retour en France qu'il n'a plus sa place dans sa famille, que les liens se sont plus qu'effilochés. Dix-huit ans d'absence, ça marque.

Tout cela est vraiment passionnant, amené intelligemment. Les personnages sont très attachants même si on parle peu d'Octave. Sa personnalité apparaît en creux par rapport à Narcisse.
Octave ne se considère pas comme un bon samaritain, mais comme un scientifique. Narcisse serait-il un simple sujet d'étude ? Octave veut décrire aussi complètement que possible les transformations d'un blanc devenu sauvage et qui redevient blanc. Mais est-ce possible ? De plus, Octave n'a jamais envisagé l'idée que Narcisse puisse décider de parler où et quand cela lui plait. Que ce sauvage blanc puisse avoir son propre libre arbitre. Il tombe donc des nues quand, lors de la visite à Sa Majesté l'Impératrice Eugénie, Narcisse répond et donne beaucoup d'informations qu'Octave n'a jamais pu obtenir avant. Ou quand il se lance dans un chant aborigène parce qu'il en a envie.

Un premier roman assurément réussi. Une histoire qui reste longtemps en résonance et glisse quelques interrogations que l'on rumine un bon moment. Car finalement n'est-on pas toujours le sauvage de quelqu'un d'autre ? Jusqu'où peut-on aller dans l'adaptation à un nouvel environnement ? Et peut-on en revenir sans séquelles ? Quel impact sur le scientifique ?

Dédale

Du même auteur : Pour trois couronnes

Extrait :

Je regarde Narcisse qui regarde la mer. Quatre mois déjà que nous passons toutes nos journées ensemble. Le sauvage blanc, muet, effrayant, apeuré, est devenu ce compagnon de voyage souriant et réservé qui n'attire pas l'attention. Et moi, ai-je été transformé par cette aventure ? Les observations que je fais minent mes certitudes. Qu'est-ce qu'un sauvage ? Et si Narcisse était devenu complètement sauvage, quel jour et à quelle heure est-il redevenu civilisé ? Que nous apprend son apprentissage sur le fait même d'apprendre ? Et lequel de nous deux est l'apprenti ?
Je ne sais pas répondre à ces questions. Je sais seulement que l'histoire de Narcisse n'est pas une simple anecdote. Mes humanités au lycée de Grenoble, mes lectures, mes visites à la Société de Géographie, tout ce que j'ai découvert et appris en Islande et dans le Pacifique, y compris sur moi-même : rien de tout cela ne m'aide à comprendre Narcisse, mais tout m'y prépare. Je n'ai pas les outils pour analyser ce que son évolution nous enseigne. Je commence à comprendre qu'il me faudra les forger.
Lorsque nous serons arrivés en France, ma mission ne sera pas terminée. Comment pourrais-je l'abandonner sur le quai ?
Narcisse vivra sa vie, auprès de sa famille si j'arrive à la retrouver, ou sinon installé par moi dans quelque place où son avenir sera assuré. Mais les notes que j'aurai prises en l’observant continûment pendant des mois doivent fonder une vaste réflexion dont j’aperçois à peine les prémisses – et dont je ne sais pas si j'aurai la force ou le courage de la mener à bien. L'histoire de Narcisse est plus grande que Narcisse, et les théories à construire sont plus grandes que son histoire. Les anecdotes autour de son retour en France, dont je devine la variété et l'attrait, ne seront pas des distractions, mais des obstacles. Je dois m'en souvenir.

Ce qu'il advint du sauvage blanc
Ce qu'il advint du sauvage blanc de François Garde - Éditions Gallimard - 327 pages