Il a remis sa lettre de démission, profitant de la mise à la retraite forcée de son chef vénéré, dit « Le Vieux », homme intègre mais victime de mesures anti-corruption prises en haut lieu, à l'encontre de policiers indélicats. C'est aussi une façon de montrer sa solidarité envers lui. Dans le même temps, l'ouragan Félix se prépare à fondre sur Cuba, comme souvent en automne, la saison des cyclones. Pour célébrer ce double événement, Mario Conde a épuisé son stock de rhum et de cigarettes, et c'est dans un état comateux qu'il ouvre la porte à son second, Manolo Palacios, lequel l'emmène illico dans les bureaux de la Criminelle : son nouveau chef n'accepte sa démission qu'à la condition qu'il résolve un ultime cas, l'assassinat sordide d'un homme d'affaires, Miguel Forcade, ex grand ponte de la bureaucratie cubaine, resté à Madrid au retour d'un voyage en URSS en 1978, et exilé à Miami depuis, revenu officiellement pour revoir son vieux père malade par l'entremise de la Croix Rouge. Le Conde, auquel on ne laisse pas vraiment le choix, a trois jours pour boucler l'enquête, le même temps que va mettre le cyclone Félix à déferler sur l'île.

Pour le policier, le vrai motif du retour de Miguel Forcade à Cuba est la clé de l'affaire. Il va donc fouiller dans son passé de fonctionnaire et découvrir que cet homme apparemment sans reproche à part son abandon de l'île, fut dans les années soixante, « chef provincial en second du Bureau de l'expropriation des biens ». Et là est mis à jour tout un pan peu reluisant de l'histoire du castrisme : on expropriait à tour de bras les biens de la bourgeoisie cubaine qui fuyait le régime, surtout depuis le débarquement raté de la Baie des Cochons en 61, mais l’État était loin d'être le seul bénéficiaire. Des fonctionnaires zélés prélevaient leur part pour eux, leur famille et leurs amis, à charge d'autres faveurs. Les preuves tangibles de cette corruption à grande échelle se retrouvent dans la somptueuse maison des parents de Miguel Forcade restés au pays ou chez le supérieur de celui-ci ex Directeur de la Planification, Gerardo Gomez de la Pena, propriétaire « légal » d'un superbe et rarissime Matisse, intitulé Paysage d'automne (c'est aussi le titre original du roman de Leonardo Padura).

On l'aura compris, le plus intéressant dans ce livre n'est pas tant l'intrigue policière au demeurant riche en rebondissements, que ce qu'elle révèle de l'état de la société cubaine gangrenée par les scandales et la corruption, les inégalités criantes : quand la majorité de la population est soumise à la pénurie et au rationnement (que l'auteur n'impute pas seulement à l'embargo américain), les privilégiés du régime étalent un luxe qu'ils ont volé. La seule issue, pour ceux qui le peuvent, c'est l'exil. Mais Miami est loin d'être le paradis rêvé : au dire de l'un des personnages, ce n'est qu'une pâle copie de La Havane, elle-même l'ombre de ce qu'elle fut autrefois.

Mario Conde, qui ne fait pas partie des privilégiés, ne désespère cependant pas tout à fait de l'espèce humaine et de son pays : tant qu'il a la musique-boléros et jazz, du rhum, du café et des cigarettes (le cigare étant hors de portée de sa solde), sa bande d'amis fidèles, anciens condisciples de lycée, il peut survivre. Il n'envisage pas l'exil comme beaucoup, car il a trop besoin d'ancrage dans ses racines.

Radiographie d'un pays à une époque donnée, L'automne à Cuba est aussi la chronique désenchantée de cette génération de trentenaires dont font partie l'auteur et son héros, nés peu avant l'ère castriste, à laquelle on avait beaucoup promis, que l'on a dressée à se soumettre en vue d'un avenir radieux qui recule de jour en jour. Cette « génération cachée » qui rêvait d'une vie parfaite et qui se sent flouée, l'ex policier va s'en faire le témoin et lui rendre hommage dans le récit qu'il commence à la fin du roman, et qu'il intitule Passé parfait pendant que le cyclone vengeur se déchaîne sur l'île, comme pour la purifier de tout ce qui la salit.

Passé parfait est aussi le titre donné par Leonardo Padura au premier volet du cycle Les quatre saisons que ferme L'automne à Cuba. Dès le début du cycle, on s'attache à son héros, Mario Conde, flic intègre et désabusé, un peu alcoolo, qui, tel Zorro s'attaque aux forts pour venger les faibles, à ses amis aussi déglingués que lui, aux descriptions hautes en couleur de la vie à La Havane. A travers les critiques que fait Leonardo Padura de la situation à Cuba, on sent son amour pour cette terre, certes imparfaite, mais d'une vitalité à toute épreuve.

Et si on veut savourer pleinement cet automne cubain, il faut lire le cycle complet des Quatre saisons ! Enfin, pour ceux qui en redemanderaient, Mario Conde réapparaît dans le très beau Les brumes du passé.

Marimile

Du même auteur : L'homme qui aimait les chiens, Hérétiques.

Extrait :

Gomez de la Pena monta sur l'estrade, suivi du doyen de la faculté et du secrétaire général de Jeunesses communistes. Le super ministre était l'invité d'honneur de la soirée, car du haut de ses responsabilités historico-économistes il semblait être le génie merveilleux chargé de matérialiser tous les miracles productifs de l'île : la réussite magnifique de l'économie socialiste poussée à l'extrême et capable de transformer le pays en un territoire débarrassé du sous-développement, de la monoculture, du chômage, des restrictions, des différences sociales, et même des nids de poule dans les rues, des euphémismes pour désigner les produits introuvables et des files d'attente dans les gares routières.

Et c'était sur cette terre promise qu'avait disserté l'alchimiste planificateur, le prophète de la prospérité, devant un public littéralement captif : les absents auront droit à une réprimande sur leur bulletin avaient précisé les responsables d'amphi, et le Conde ne regretta pas trop d'avoir entendu pendant près de deux heures les réalités futures dont lui-même devait jouir un jour, dans deux plans quinquennaux au maximum, car selon le discours du camarade ministre, il était même certain que le camarade Mario Conde aurait très bientôt tous les souliers dont il aurait besoin, non ?

Douze années plus tard l'histoire avait démontré qu'aucune de ces promesses n'avait eu la moindre chance d'être réalisées, et que même plusieurs tonnes de foi et de commerce préférentiel n'avaient suffi à concrétiser le miracle salvateur. Et c'est pour cela que Gerardo Gomez de la Pena était à présent vêtu d'un pyjama et de sandales de plage qui laissaient voir des doigts de pied mal articulés, maigres et définitivement laids. Le pouvoir d'une simple paire de chaussures ! se dit le Conde.

L'automne à Cuba
L'automne à Cuba de Leonardo Padura - Editions Points, Policier - 283 pages
Traduit de l'espagnol (Cuba) par René Solis et Maria Hernandez.