D’emblée Christian Bobin écarte d’un revers de plume le reproche que certains feront de lui :

Un jour je serai sous deux mètres de silence et je me souviendrai d’elle. On va m’accuser d’être mièvre ? Que dira-t-on à maître Dôgen, lorsqu’il écrit : L’univers entier est fait des sentiments et des émotions des fleurs ?

Non, Christian Bobin n’est pas mièvre. Il échappe à toute volonté de plaire et parle des choses simples de la vie avec subtilité et sensibilité. D’ailleurs il déteste tout ce qui est proche des valeurs d’aujourd’hui : les ordres de la vie moderne : acheter, envier, triompher. Écraser. Non, rien de séducteur dans ce recueil de dix-sept fragments, dans lequel il s’adresse à nous comme si nous étions assis à côté de lui, tout proches.

Vous savez, des fois je me demande si je suis normal. La réponse est non. Mais la réponse ne m’inquiète pas. Ce qui compte c’est la puissance de la joie qui éclate à la vitre de nos yeux. Une apparition, une seule, et tout est sauvé.

On voudrait alors tout citer de lui : la justesse pour parler de la musique de Glenn Gould, la tendresse pour parler des malades d’Alzheimer, comme il l’avait déjà fait dans La présence pure, le saisissement devant les tableaux de Soulages à Montpellier, la suspension du temps quand il découvre les feuilles d’acanthe devant sur le portique de la cathédrale de Maguelone… ce qu’il y a de bien avec le poète Bobin c’est qu’on peut piocher chez lui une fraîcheur que peu de livres procurent, à l’image de cette source d’eau fraîche dont se souvient l’auteur de La plus que vive dans La gueule du lion : Mon idéal de vie c’est un livre et mon idéal de livre c’est une eau glacée comme celle qui sortait de la gueule du lion d’une fontaine sur une route du Jura, en été.

On voudrait donc tout citer pour donner envie aux lecteurs de plonger dans cette source-là. Il faudrait parler de l’utilisation du conditionnel, comme dans le Carnet bleu ce fascicule situé au milieu du recueil, et dont on lira les premières phrases dans l’extrait. Mais comme il faut bien choisir – en attendant de vous adresser un vivant courez vite chez votre libraire découvrir le dernier Bobin - je donnerai juste cet extrait qu’on recopierait volontiers sur un cahier d’écolier pour le relire souvent, à propos de la lecture de Suréna de Corneille, et qui devrait plaire à tous ceux qui se passionnent pour la littérature :

On peut traverser la mort à gué avec un seul poème en poche. Lire, écrire, aimer, sainte trilogie. Le poème, un cercle de silence aux pierres brûlantes. Le monde, un froid qui gagne jusqu’aux étoiles. Vers deux heures du matin les reines meurent et je m’émerveille de leur cri. « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. » Le monde ignore l’illumination de ce cri. Ce sont les morts qui allument les lampes de la vie.

Un livre qu’on aimerait offrir autour de soi, un livre qu’on garde longtemps sur sa table de nuit, et qui brille comme un lumignon dans la pénombre. Un livre qui fait du bien.

Alice-Ange

Du même auteur : Geai, La présence pure, L'inespérée, La dame blanche, Isabelle Bruges, Les ruines du ciel.

Extrait :

Tu ouvrirais ce carnet. Tu verrais qu’il y serait question du ciel, de cette part du ciel qui reste en nous, électrisée, nocturne, sauvage, inaliénable. Tu verrais sur le bleu de ces pages la blancheur d’une étoile, qui est celle aussi du sel, du feu. Des mots passeraient sous tes yeux, dans le matin de tes yeux. Un mot comme celui-là : âme. L’âme. Un linge frais de soleil, amoureusement plié. Un drap d’or pour la couche des amants, liseré de noir, brodé avec les initiales conjointes de l’orage et de l’aurore. Tu lirais encore, plus loin. Vers d’autres mots. Tu lirais les mots précieux, les mots ruisselants, les mots princiers, ceux du désespoir, ceux, les mêmes, de l’espoir. Tu comprendrais alors.

L'homme de joie
L'homme-joie de Christian Bobin - Éditions Iconoclastes - 183 pages